Animal heureux sous les griffes
Palier Griffon

[...] Je me repose au bord de la cascade lorsque le brouhaha m'arrache au demi-sommeil. Des murmures, des expressions affolées. Je plisse les yeux, lance une œillade morose derrière. Les coupables sont noyés dans la végétation. Je les maudis en silence. Moi qui espérais me ressourcer, seule... Mes envies passent, à l'évidence, au-dessus du crâne de mes congénères. Je décide néanmoins de ne pas bouger. Je laisse mes paupières recouvrir mes prunelles dissemblables. Je soupire, repose le menton sur mes pattes avant.

Mais mes camarades ne comprennent pas qu'ils sont indésirables. Ils se rapprochent. Leurs voix gonflent. J'attrape quelques bribes de la conversation à la volée. « Astrée », « blessure », « chasse ». Ma mère ? Je rouvre brusquement les yeux pour embrasser les environs d'une œillade circulaire. Les deux loups en vive conversation sont un peu à l'écart. Ils ne m'ont pas aperçu. Je me lève, les rejoins. Ils répriment un violent mouvement de recul ; probablement parce que j'ai l'air de pouvoir buter quelqu'un. Les lèvres de la femelle tremblent.

- Vous avez dit quoi ?
- Euh... (Le mâle passe d'un pied à l'autre.) Astrée a eu un accident. Rien de grave, apparemment. Elle est seulement mal tombée.

Je ne lui laisse pas plus de temps pour m'expliquer ou me donner des détails. Je sais où je vais trouver la blessée : chez un guérisseur. Je m'y presse. Je découvre ma mère couchée sur le côté, un membre abîmé. J'ai un mouvement de recul, presque un choc insurmontable. Ma mère, blessée ? La chose me paraît impossible. Impensable. Je réalise que les enfants — même plus âgés — continuent de croire leurs parents immuables, immortels. Sauf que les pleurs de celle qui m'a élevé me fait prendre conscience qu'ils sont faillibles. Elle hurle de douleur. Les larmes roulent sur son visage. Mon père est à ses côtés. Il essaie de l'apaiser, de la consoler. Je réussis à m'approcher. On m'accueille avec une espèce de gêne. Personne ne parle, ne m'aide à comprendre.

J'apprends au bout de quelques minutes que ma mère a déjà reçu de quoi calmer ses douleurs mais que l'anxiété rend les soins inefficaces. Je soupire. Je me penche sur elle pour lui murmurer à l'oreille. Des mots doux, des paroles rassurantes. « Je vais m'occuper de toi, ça va aller » ; ce n'est pas un mensonge. Je sens que le pouvoir se réveille, qu'il est aux abois. Il comprend qu'une chose importante se passe mais qu'il est « impuissant ». Du moins, en apparence. Je me rappelle peu à peu des premières manifestations de mon pouvoir, lorsque ma mère s'est blessée durant mon enfance. Il a déjà fait cesser la douleur. Je le sais. Je n'ai seulement pas réessayé ce côté du don depuis ce qui me semble être une éternité.

Je ferme les yeux pour me concentrer. J'ai conscience que c'est risqué. Je caresse sa fourrure en me couchant contre son dos. Le pouvoir n'a aucun mal à la trouver. Il remonte le long de ses nerfs pour s'accrocher à l'un d'eux. Je m'inquiète qu'il veuille d'abord lui faire du mal, mais me détend en sentant les muscles de ma mère se décrisper. Peu à peu. Doucement. Je comprends donc qu'il lui fait du bien, ce qui contrebalance la douleur de son membre foulé. Le pouvoir se résorbe de lui-même quelques minutes après le début de son œuvre mais le bien est fait : ma mère commence à s'endormir. Elle sombre dans un sommeil sans rêve.