La journée a été longue. Levée à l'aube pour un premier entraînement, je n'ai pas eu une seconde pour moi, courant, sautant, chassant. Je n'ai eu qu'une petite pause à l’équinoxe, quand j'ai enfin pu me nourrir. Je roule des épaules dans un vain espoir de les détendre. Oui, la journée a été longue et je suis ravie qu'elle touche à sa fin.

Je lance un regard envieux vers mes camarades à la tanière mais je n'ai aucun désir de dormir aussi sale. Mes pattes m'entraînent vers la cascade voisine. Elle est belle cette cascade. Avec un pincement de cœur, je me souviens de la première fois que j'y suis allée. Je devais avoir cinq mois peut-être. Mon grand frère, Lava, m'y avait amenée pour me montrer sa tanière de guérisseur. Je déglutis. Dans quel état peut-elle être maintenant ? Après tout, plus personne ne doit l'entretenir.
J'approchais de la mare formée au pied de la cascade. Je suis du regard le fin cours d'eau qui évacue le trop plein et pénètre le liquide glacé, frissonnant puis me détendant à mesure que les remous massent mes muscles endoloris. Je ferme les yeux béatement. C'est un pur bonheur.

Après avoir plongé deux ou trois fois, je sors de l'eau. Il serait dommage que j'attrape la mort en ayant seulement voulu me purger des efforts de la journée. Je m'ébroue sur le bord. L'eau gicle dans tous les sens, quittant mon pelage sombre pour rejoindre la terre. Je sens les gouttes d'eau qui glissent le long de mes oreilles. Ça chatouille. Puis je m’assois, enroule ma queue autour de mes pattes pour les réchauffer et clos les paupières. Les derniers rayons du soleil d'été frappent mon dos humide, m'enveloppant d'une chaleur réconfortante.

Rapidement pourtant, une odeur me fait lever le nez. Reptilienne. Cette odeur froide caractéristique des serpents. Je hume l'air et découvre une présence lupine approchant. Henael. J'intime à mes muscles l'ordre de se détendre. Ma soeur ne se promène jamais sans son familier, un énorme serpent nommé Apophis. Un frisson de répugnance me parcourt. Je déteste cet animal.
Henael s'installe à côté de moi. La tête d'Apophis est tournée vers moi, il me juge avant de glisser au sol et de disparaître entre deux buissons.

- Bonjour, Kyoshi.

Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas parlée. Elle est très prise par son rôle d'Alpha, ma soeur. Cela m'attriste car nous étions proches, quand j'étais petite. La mort de maman et la disparition de Lava nous a éloignées.

- Bonjour, Henael.

Je ne sais que dire de plus. Lui demander des nouvelles ? M'enquérir de sa santé ? Oh, oui, ça c'est une année.

- Comment vas-tu ?

Je retiens une grimace. Cela fait tellement empotée, mais je ne suis plus habituée à échanger avec Henael.

Henael regarde l'horizon. Dans notre dos, j'entends le frottement des écailles sur les cailloux qui couvrent la berge. Apophis revient vers sa maîtresse. En voyant sa grosse tête apparaître, je retiens un frisson de dégoût pour ne pas froisser ma soeur.

- Je vais bien, merci. Comment vas-tu ? Je te vois t'entraîner, fais attention, tu es encore jeune, je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit, nous avons déjà perdu beaucoup de membre de notre famille.

Je reste légèrement bée. Qu'Henael me parle me parait déjà hors du commun, mais qu'elle m'exprime ses inquiétudes... C'était encore plus rare. Un frisson me parcourt, mais cette fois de plaisir. J'ai toujours une famille après tout, même si elle est distante.

- Nous devons nous protéger mutuellement, notre frère nous a abandonné.

Je pense percevoir une légère retenue dans sa voix, comme une douleur qui couve. Après tout, ce serait plausible, si j'ai perdu mon grand frère, elle a perdu son jumeau, celui avec qui elle a grandi, avec qui elle a fait des bêtises, avec qui elle a dormi, rêvé, cauchemardé. Celui qui accompagnait ses journées et l'accueillait tous les soirs d'entraînement. Cela doit être si dur pour elle ! Je pose doucement ma queue sur son épaule pour la rassurer. Un léger vent frais vient s'enrouler autour de mes pattes mises à nu.

- Je fais attention Henael, ne t'en fais pas.

Je parle gentiment, non par pitié mais pour ne pas la faire fuir. Parfois, Henael me fait penser à un animal sauvage qui, blessé et acculé à une falaise, est capable de tout. Je ne veux pas qu'elle s'autodétruise. J'ôte ma queue pour ne pas l'indisposer par un contact trop long -et aussi parce qu'Apophis me regarde d'un air mauvais et je n'ai pas envie de tester la théorie selon laquelle il n'attaque jamais un Yuubae.

- Il ne reste plus que nous deux, dis-je songeusement. Oui, il faut qu'on fasse attention l'une à l'autre.

Mes yeux plongent dans la sombre profondeur de la mare. Techniquement on a patte presque partout mais avec la luminosité décroissante, l'impression qu'elle est sans fond augmente. Prise d'une soudaine inspiration, je reprends :

- Tu crois que les rumeurs disent vrai ?

Elle réfléchit un instant à sa réponse, je la voix chercher quoi dire. Peut-être en sait-elle plus qu'elle ne dit.

- Oui, j'y crois, Shlava est partit de la meute, et il ne reviendra pas.

Sa voix est froide et sèche. Je suis surprise de la colère que j'y découvre. Je déglutis. Elle fulmine intérieurement. Je ne savais pas qu'elle était si énervée. Je ne comprends pas. Ou peut-être que si. Après tout, il l'a abandonnée en la laissant derrière. J'avais assumé qu'il avait dû la prévenir au moins elle, mais peut-être pas.

- Il était gentil pourtant...

Ma voix se brise légèrement. Il me manque tellement. C'est presque pire que pour maman et papa car lui est vivant. Il est vivant mais pas avec nous. Les larmes me montent aux yeux mais je ne veux pas les laisser couler. Je ne peux pas les laisser couler. Henael ne doit pas croire que je suis faible. Oui elle est ma soeur mais elle est aussi mon Alpha, et ces derniers temps, uniquement mon Alpha. Je ne veux pas la décevoir. Elle est tout ce qu'il me reste. Alors je renifle discrètement et je ravale mes larmes.

Je secoue la tête.

- Tu as raison, il est parti.

Une certaine résignation m'habite. Il est parti. C'est la première fois que je suis si définitive depuis des mois. Depuis la bataille, j'espère son retour mais je viens de comprendre, je viens d'assimiler la réalité. Il est parti. Réellement parti. Un jour peut-être je le reverrai et je pourrai lui demander pourquoi. Mais la vie continue.

- Il est parti, je répète, comme une incantation, comme pour rendre la vérité plus réelle.

Henael, avec un empressement peu habituel, me caresse de paroles réconfortantes. C'est vrai nous sommes encore ensemble, et j'espère que mon frère est plus heureux maintenant, où qu'il soit. Ma soeur pose doucement son menton sur mon crâne. Le contact est chaud et je me nourris de cette affection que je perçois mais que je ne vois que peu souvent.

Je me repais et me sens un peu froide quand Henael brise le contact. Son serpent s'est tenu un peu plus loin, comme par respect pour notre lien. Non pas que j'approuve un geste d'Apophis mais... C'est comme s'il avait compris. Peut-être est-ce vrai.

- Bref.

Je me racle la gorge pour en ôter toute trace d'émotions. Je n'ai pas envie de larmoyer sur mon sort. Je suis grande, je suis forte. Et je ne suis pas si seule que ça.

- Tu as passé une bonne journée, Henael ?

Repartir sur des questions banales, la meilleure façon de s'éloigner de l'affliction, pour quitter les mauvais souvenirs.

A son tour, ma soeur se racle la gorge, les yeux tournés vers la cascade.

- Comme toujours, la meute se porte bien et les Akatsuki reste dans leur coin pour le moment, et toi ?

Je l'observe du coin de l’œil. Le visage illuminé par les dernières lueurs, Henael me fait penser à maman. Comme elle, elle est blanche, certes mais ça ne s'arrête pas là. Comme elle, Henael n'est pas très présente à mes côtés mais je sais qu'elle m'aime quand même. Ainsi, tâtonnant chacune de notre côté, nous reconstruisons une relation sans trop savoir à quoi elle va mener.

Mon regard glisse vers la cime des arbres.

- Rien de bien inhabituel, de la chasse au petit matin, un entraînement ensuite.

Je hausse les épaules. De toute façon, elle sait tout ça, elle sait tout des loups de sa meute ma soeur. Elle fait attention à nous, même si certains la trouvent trop distante.

Elle m'a écouté attentivement et une pointe de plaisir crève mon coeur.

- Continue ainsi.

Je perçois un soupçon de fierté dans sa voix et je me ragaillardis. J'ai tant envie qu'elle soit fière de moi ! Si je réussis un petit peu, je suis heureuse.

- Nous chasserons ensemble un jour.

Ce n'est pas une question mais une affirmation. Je lâche un sourire. Chasser. Je n'ai pas chassé avec ma soeur depuis... oh ! depuis très longtemps. Peut-être au tout début de mon apprentissage. Avant que tout arrive. Quand maman et papa étaient encore avec nous. Oui, ça fait longtemps, ça semble même être une autre vie.

Le vent fouette nos pelages. A côté de moi, Henael se grandit, comme vivifiée par l'air du nord. Je gonfle le pelage pour conserver un peu de chaleur. Ma queue revient se poser sur mes pattes pour les protéger. La bourrasque est agréable mais il ne serait pas bon de tomber malade maintenant. Il y a tant à faire avant que la saison froide revienne, avant que nous soyons plus ou moins enfermés dans nos tanières, condamnés à manger peu jusqu'à la saison chaude suivante.