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31.10 : 2 proies.

Pando

Mes lèvres sont scellées. Je suis sur le chemin du camp, ma course étant achevée. J’ai surveillé les frontières — comme chaque jour —, il ne s’est rien passé de spécial. Les ennemis sont plus rares, désormais. Les loups restent chez eux avant l’arrivée de la mauvaise saison. Ils se préparent, sans doute. Ou alors… les ambitions de Nilaya sont contentées ? J’ai du mal à le croire. Elle est démoniaque. Elle nous a volé une Alpha précieuse. Son compagnon s’est occupé du mâle dominant. Ils n’ont eu aucun scrupule, aucune pensée pour Henael. Mon amie… Elle se bat désespérément. Je le sens, elle a changé. Adieu, innocence.

Ma culpabilité m’empêche de croire que je donne assez à la meute. Yuubae a besoin de plus. Toujours plus. Je dois aider les miens. Alors, en laissant mes envies personnelles de côté — à savoir dormir —, je suis mes sens vers des proies. Mon odorat me guide jusqu’à un cours d’eau ; c’est encore le meilleur endroit où chercher nos prochains repas. Les bêtes se rassemblent pour se désaltérer, pêcher ou se reposer. Je m’échauffe en courant doucement, le ventre presque au sol, en prenant soin à ne pas faire trop de bruit. Je piétine la végétation, respire l’air chargé de parfums divers. Ma cible est proche. J’ai choisi un renard. Mes proies « préférées », si j’ose dire. En réalité, je me soucie seulement d’éliminer ceux qui vivent trop près de chez nous ; ils représentent une menace pour nos plus jeunes louveteaux. De plus, ces animaux sont sournois.

La fourrure rousse apparaît dans mon champ de vision. Le canidé est penché au-dessus de l’eau qui clapote paisiblement. Je me glisse dans son sillage. Il me remarque, se fige brusquement en relevant la tête. Ses yeux sont écarquillés. Ils ont la couleur de l’or brut. Je me rapproche de quelques pas, les muscles bandés à l’extrême. Il va fuir… Voilà ! Animé par son instinct, le renard détale sans demander son reste. Je m’élance sur ses arrières. J’ai de plus longs membres, je cours plus vite. Je me dépêche, je presse l’allure. Quand je me jette sur lui, je nous entraîne dans plusieurs roulades chaotiques. Mon dos heurte des rochers mais je ne m’en soucie pas. Je le tiens dans ma gueule. Il remue vivement, essaie de planter ses crocs dans mon cou. Je le malmène violemment, puis le cogne contre un tronc d’arbre. Sa nuque craque. Il retombe, inerte.

Pando

Je bâille. Le ciel se colore progressivement avec l’aurore. Les feuilles bougent lentement. La végétation soupire sous les premières caresses du soleil, un peu ankylosée encore par le froid qui s’est emparé du monde le soir dernier. J’ai été surprise du départ soudain des chaleurs ; moi qui me suis à peine accoutumée à elles, voilà que celles-ci s’enfuient. Mais je les comprends.
Moi aussi, il me prend l’envie du large parfois. Puis, je pense à Henael. Je pense à ma sœur de cœur, à ma meilleure amie. La résignation m’atteint, les désirs d’ailleurs se résorbent. Pourquoi aller là où personne ne m’attend, alors que j’ai quelqu’un à retrouver au camp ? Je ne sais pas. Il paraît que c’est une forme de mélancolie. Comme une pensée profondément enfouie, quelque chose d’inconscient qui nous malmène jusqu’à la fin de nos vies. J’ai déjà songé à demander à mes camarades s’ils éprouvent la même chose mais je n’ose pas. Pourquoi ? À cause des risques qu’ils disent « non » ; je serais alors forcée de comprendre par là que je suis bizarre. Que je suis différente.

Une bourrasque me ramène à moi, au présent. Un frisson coule le long de mon échine. Je me mords la lèvre inférieure. Il est l’heure de rentrer dormir. Je le sais, je me le répète. Pourtant, je suis encore là, le regard perdu dans le vide. J’attends qu’il se passe quelque chose, qu’il me vienne une idée. Je n’ai pas dormi, j’imagine que l’épuisement joue ; néanmoins, mon ventre se serre doucement.

J’ignore si quelqu’un est là pour entendre le fil de mes délires mais on m’envoie le signe dont j’ai besoin : un lièvre émerge de son terrier à quelques mètres de là. Je ne réagis pas immédiatement, il m’aperçoit, écarquille les yeux de peur puis repart se cacher dans ses galeries. Je ne bouge pas, souris un peu avant de me décider à revenir vers mes proches. Je peux bien accorder un sursis aux lapins. Morphée, lui, me cherche depuis des heures.

Pando

Les jours passent et se ressemblent. Je ne sais pas si cela me plaît ou, au contraire, si cela me dérange. Je veux que les choses bougent pendant une heure, puis je demande aux esprits de ne surtout pas m’écouter ; je murmure que la paix — même précaire — est préférable à une nouvelle guerre. La précédente nous a coûté si cher… Je ne peux m’empêcher de ressasser durant mes rares moments de liberté, quand je ne suis pas occupée à surveiller les frontières, à observer les allées - venues au garde-manger, à protéger les louveteaux qui vadrouillent.

Elemiah, la si douce Elemiah… Disparue. Un monstre a soufflé sur la flamme vacillante, au point de l’éteindre définitivement. Ma lumière a disparu, ce jour-là. Celle de chaque loup Hikari, en réalité.
Je soupire. Le vent m’arrache un nuage de buée, minuscule, alors que la nuit commence à assombrir le monde. Je regarde les vagues qui s’écrasent sur la plage. Elles se fracassent depuis des heures. L’eau apparaît comme de l’encre sous sa seule lueur des étoiles ; la Lune est encore aux abonnés absents. Elle va bientôt se réveiller, pourtant. Je le sens dans mon cœur.
J’ai hâte de la voir. Je veux qu’elle darde à nouveau ses rayons blancs sur la peau, sur mon corps. Comme pour me rappeler ce en quoi je suis identique à ma mère : je ressemble à un fantôme dès que le soir est plein.

Pando

Je bâille. Ma mère m’adresse des regards malicieux. Ces œillades qui semblent dire « je sais un truc que tu ignores » ; je l’observe à la dérobée, plisse les cils, prend un air mauvais au possible, puis prend les jambes à mon cou. Je m’enfonce dans le camp où les loups déambulent. Certains mangent, d’autres jouent ou parlent. Je me mêle à quelques conversations, cherche Henael avec un peu de désespoir dans le cœur — j’ai vraiment besoin de la voir. De respirer son odeur, comme pour regagner l’énergie que je dépense au cours de mes rondes. Je ne la trouve pas, cependant. Je boude un peu mais me résigne. Je sais que ses responsabilités l’accaparent, que les Alphas ont beaucoup à faire.

J’ai conscience aussi que, sous peu, je pourrais perdre ma meilleure amie à cause d’un mâle. Elle a besoin d’un compagnon, après tout. Les anciens râlent de ne pas avoir de princes à pourrir alors que la pauvre n’est au pouvoir que depuis quelques mois. Je rage au-dedans. Pourquoi faut-il que je partage ma sœur de cœur ? Je veux la garder pour moi. Je peux la protéger. Je peux lui éviter les sales trahisons des mâles qui se disent amoureux mais qui sont, en vérité, épris du pouvoir plutôt que de la maîtresse de celui-ci. Ils veulent gouverner, régenter, avoir de l’emprise.

Mais ils n’auront pas Henael. Ils ne lui feront pas plus de mal. Personne n’en a le droit. J’en fais la promesse.

Pando

Je marche un moment au milieu de mes congénères. Les guerriers me hèlent souvent. Ils m’arrêtent, m’embêtent, me mordent pour m’arracher un sourire narquois ou un juron. Quelques-uns m’incendient, aussi ; parce que j’ai oublié le rendez-vous donné plus tôt. Mes prétendants sont rares mais obstinés, ce qui n’arrange pas forcément mes affaires. Bien sûr, je m’amuse à les faire courir d’un bout à l’autre du camp pour me rendre des services… Cependant, je n’aime pas beaucoup rendre la pareille. J’ai du mal à comprendre les femelles sur ce point : qu’est-ce qu’il y a de romantique dans un soleil couchant ?
Personnellement, je les regarde pour réfléchir, pour faire le point. Pas comme un préliminaire avant de sauter sur mon « compagnon » ; pourquoi se donner du mal alors que les choses sont si simples à la base ? Un mâle, une femelle, ils se baisent et voilà des enfants.

Non, vraiment. Ces choses-ci sont hors de ma juridiction. Je n’ai pas de curiosité pour l’amour, pour une famille qui va m’enchaîner quelque part, me causer du soucis. Je veux demeurer libre.

Je remarque Henael plusieurs heures après le début de la nuit. Elle avance calmement vers le refuge commun où des dizaines de loups dorment déjà. Je la suis silencieusement pour ne pas réveiller les autres. Une fois arrivée à son « coin », ma meilleure amie se couche sans plus de cérémonie. Je me dépêche de la rejoindre, je me love à ses côtés pour lui donner ma chaleur, mon soutien. Puis, nos souffles s’apaisent. On s’endort. Ce soir, au moins, je vais dormir sereinement.

Pando

« Lulu ?
Je grogne. Quelqu’un vient réellement de m’appeler « Lulu » ? La boule de poils minuscule me regarde avec ses grands yeux innocents. Je me laisse attendrir une seconde avant de me rappeler que les mômes sont les créatures du Diable. Je plisse les yeux pour avoir l’air menaçante, les lèvres fermées, dressée sur mes quatre pattes pour la surplomber.
— Je veux chasser, Lulu. Être forte comme toi !
— Tu ne deviendras jamais forte comme moi. Tu ressembles à un microbe. Je suis sûre que tu t’envoles au moindre coup de vent. »

La gosse a le bon goût de se replier sur elle-même. Je culpabilise un peu en la voyant rentrer la tête dans les épaules. Je suis dure, j’en ai conscience. Mais je n’y peux rien. Je suis comme cela, pas autrement. Je ne peux pas me permettre d’être gentille, douce, patiente. Je dois protéger la meute, pour ne plus jamais perdre un proche à nouveau. Je la chasse d’un coup de queue dédaigneux, puis m’engage dans les bois environnants.

Je décide de chercher une proie pour le garde-manger. J’ai une heure avant de prendre mon prochain tour de garde. Je me pose quelques minutes pour me concentrer, isole l’odeur surannée d’une biche, marche prudemment dans la direction concernée, m’installe pour attaquer, mais est devancée par une boule de poils microscopique. Le louveteau m’a suivi. Je ne l’ai même pas remarqué. Bon point pour le rejeton. Je remarque cependant que, loin d’être impressionnée, le cervidé paraît nourrir quelques sales desseins à l’égard du bébé. Je sors de ma planque, les crocs dévoilés, un grondement caverneux dans la gorge. En quelques bonds, je suis au-dessus du juvénile. La biche prend peur. Elle disparaît derrière un bosquet sans demander son reste.
Une fois sûre que la sécurité est garantie, j’adresse un regard lourd de colère au môme. Il s’est mis en danger.

Pando

Les vagues meurent sur les berges. Elles salissent la roche avec leurs bulles d’écume couleur opale. Je les laisse prendre mes souvenirs avec elles ; je les regarde partir avec en murmurant les vieilles paroles d’une berceuse. Ma mère me manque. Ma « vraie » mère. Je ne sais pas pourquoi, en ce moment, je rêve de son visage flouté par les années. Peut-être parce que je me sens vieillir. Je n’ai plus la verve des premières semaines. La routine m’achève, la répétition des mouvements m’obligent à les faire sans forcément les apprécier. Alors je peux songer à ma guise. Trop. Le calme ouvre la porte aux sales pensées, aux sales idées. Je ne peux pas réellement les freiner. Je les absorbe, je les prends sans savoir où les ranger.

Est-ce qu’ils pensent à moi ? Est-ce qu’ils me cherchent ?

Non. Bien sûr que non. Ma mère m’a laissé, ce jour-là. Je ne me rappelle plus de ses mots ni de ses yeux, mais je sais — avec le recul de mes deux ans — que, à ce moment-ci, ma mère n’avait pas l’intention de revenir. Elle ne s’est même pas retournée pour me dire adieu. Je l’ai cru. J’ai patienté. J’ai eu faim. J’ai eu sommeil. J’ai eu froid. Pendant des heures, pendant presque une journée. Après quoi, je me suis accordée de briser mon serment. J’ai erré. J’ai marché. J’ai souffert. J’ai pleuré. J’ai appelé.

Elle m’a abandonné.
Même après ces années qui ressemblent à des siècles, la blessure suinte. Elle ne cicatrisera jamais, je crois. Elle est comme un bout de moi, désormais.

Elle m’a abandonné.

Pando

Je fais semblant. Je laisse mes proches croire que je vais bien ; alors que j’ai les mensonges en horreur. Je n’ai pas à m’abaisser à ces calculs, normalement ; je vais généralement bien. Quoi qu’il se passe, je vais de l’avant. Je m’amuse de rien, je me marre à gorge déployée. Mais pas ces jours-ci. Le poids sur mon cœur ne s’allège pas. Il me brûle un peu plus la peau chaque soir, quand je me couche en réalisant que — oui — Yuubae est ma famille mais pas vraiment. Je ne veux pas rentrer là où on ne m’attend sûrement pas, hein. Ôtez-vous l’idée du crâne. J’aime Yuubae. J’adore ma vie ici. Je suis heureuse à leurs côtés.
J’aimerais seulement qu’ils soient miens, pour de vrai. Pas seulement de cœur mais aussi de sang. Je sais que j’en demande trop, que c’est déjà bien.

Je repousse les pensées invasives. Elles vont m’empêcher de dormir, je m’en doute. Je passe à la tanière commune pour chercher Henael. Elle n’est pas encore couchée avec les autres. J’en déduis que j’ai du temps devant moi. Je fais demi-tour, salue vaguement quelques familiers, puis inaugure une chasse. Moins d’une heure plus tard, je ramène un lièvre au garde-manger. C’est toujours mieux que rien.

Pando

Le jour se lève. Je me suis finalement décidée à rejoindre mes congénères pour dormir un peu. Le sommeil m’a échappé, bien sûr. Mais, lovée près de ma meilleure amie, j’ai pu me ressourcer quelques heures. Je me suis laissée bercer par son souffle régulier, par les mouvements sous ses paupières qui laissent penser que l’Alpha rêve. Je me suis interrogée sur quoi, je me suis demandée si elle aussi est condamnée à revivre inlassablement ses dernières heures avec sa mère.

Le soleil darde ses premiers rayons sur l’assemblée de loups ensommeillés. Certains râlent, se retournent, espèrent regagner la pénombre encore quelques minutes. D’autres, enfin, découvrent les prunelles pour admirer l’aube. Ils restent là, la bouche pincée, dans une contemplation silencieuse. Finalement, les plus courageux se lèvent, s’étirent, sortent. Je suis de ceux-ci. Je bâille, ne m’accorde même pas un bain — pourquoi faire ? Je vais me souiller de sang dans une heure —, m’échauffe en courant vers mon coin de chasse préféré. Je ne suis pas assignée aux patrouilles, ce matin. Je me charge donc des autres basses besognes. Je ramène un oiseau de proie au garde-manger, maintenant bien réveillée.

Pando

Je déambule calmement dans les fourrés. L’odeur de la nuit m’apaise. Je m’en imprègne, la laisse chasser mes sales déceptions. J’aimerais pouvoir entraîner ma meilleure amie dans mes longues heures sans sommeil à nouveau ; mais j’ai des scrupules. Henael a des responsabilités, des journées interminables — si bien que j’ai l’impression qu’un gouffre nous sépare. Je sais qu’elle me guérira d’un sourire demain matin. J’oublierai ma douleur, mes incertitudes. C’est une magicienne, Henael. La seule capable de la réparer quoi qu’il arrive.

Je m’immobilise. Je suis sûre d’avoir perçu une plainte. Je me glisse dans la direction concernée, le cœur battant. Il répand du sang à mes tempes qui commencent à hurler. Les sons se précisent. Je perçois finalement des rires au milieu des jappements ; mes muscles foulent de moins en moins rapidement le sol mouillé. La rosée s’accroche à mes poils. Je m’enfonce dans un dernier buisson qui débouche dans une clairière où quatre jeunes jouent. Deux d’entre eux simulent un combat — pas bien impressionnant — pendant que leurs camarades s’éclaboussent avec une flaque. Je soupire.
Ils me remarquent au bout d’une minute, se figent avec un air coupable qui m’arrache un sourire moqueur. Je ne peux pas m’en empêcher. Ils sont dehors après le couvre-feu, ils le savent. Je pourrais les punir sévèrement, parce que je suis une « grande », moi. Comme les « grands » se sont éclatés à me punir quand je faisais le mur avec Henael. Chacun son tour.

« Je pourrais vous dénoncer. Je suis sûre que vous avez des choses importantes à faire demain, avec vos mentors. Pas vrai ? Hein, hein ? J’ai raison ? Bien sûr que j’ai raison. Oh, Niel. Leif sera ravi d’apprendre que sa sœur adorée passe au-dessus de ses ordres.
Inutile de préciser que je me ferai un immense plaisir de balancer. Juste pour le plaisir de voir ce mâle — si arrogant, si pédant, si énervant — perdre de sa verve. Les jeunes de six mois se décomposent. Ils regardent le sol. Je culpabilise un peu. Un peu.
— Oh, Lunaire… S’il te plaît. On va se faire gronder. »

Je lève les yeux au ciel. À leur âge aussi, ma plus grosse peur consistait à être envoyée chez les anciens pour une journée entière. Les vieux ne sont jamais à cours d’épopées à raconter. Jusqu’à ce qu’on me balance sur le champ de bataille. Jusqu’à ce que je devienne une de ces « grandes » personnes que j’adorais comme des idoles. Jusqu’à ce que je découvre que les « grands » trompent beaucoup, se contiennent trop, parlent plus souvent dans le dos qu’en face.
Jusqu’à ce que le monde prenne les couleurs de l’opprobre après avoir été peint par l’innocence. Je soupire, hausse les épaules. Je ne dirai rien. Ils ont gagné. Pour ce soir, au moins, ils peuvent s’ébattre comme des idiots sans que personne n’en sache rien.
Ils échangent un sourire, des messes basses, des regards complices. L’insouciance me manque. Avec elle, au moins, je pouvais oublier que la guerre est dehors. Qu’on meurt, qu’on blesse.

« Bon bah, cassez-vous maintenant. Vous attendez quoi ? Le déluge ?
Neil pouffe mais c’est son copain qui répond.
— Il y a une h-hade dans le coin. On va chasser la biche !
— Harde.
Je ne peux pas m’empêcher de corriger en retenant mon rire.
— Hein ?
— Une harde. C’est comme ça qu’on dit. Une harde.
— Aaah. Euh. Ok ? (Hilarité générale.) Mais c’est super dangereux. On va le faire.
— Cool. Amusez-vous bien. »

Je me marre intérieurement. Je sais ce qu’ils veulent. Ils peuvent se moucher. Nouvel échange de regards, murmures. Ils sont plus inquiets, voire déçus, pour le coup. Ils finissent par se détourner. Je les suis de loin, discrètement. Ils remontent maladroitement la piste du gibier, les deux apprentis chasseurs en tête de cortège. Je les observe organiser vaguement l’attaque. C’est brouillon. Une espèce de simulacre d’une vraie chasse groupée qui n’a pas beaucoup de chance pour aboutir.

Ils commencent à courir de concert, l’apprentie guerrière provoque la panique dans le troupeau qui prend la direction opposée à celle des jeunes. Pour ça, au moins, ils ne se sont pas loupés. Les autres essaient d’isoler une femelle blessée à une patte. Même handicapée, elle parvient à les semer légèrement.
Neil revient à la charge pour les aider. Son ossature lourde lui donne un avantage sur ses camarades. Elle arrive à la faire chuter, les autres se pressent pour coincer la proie. Celle-là cabre, s’ébroue, balance des coups au hasard. L’un de ses sabots frôle une tête d’un peu trop près à mon goût. Le bon sens aurait dû avoir raison des gosses mais ils sont comme nous à leur âge : trop imprudents. Je sors de mon fourré pour les rejoindre au pas de course. Je pousse in-extremis l’un des mâles chasseurs. Le sabot embrasse le vide plutôt que sa mâchoire. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Je prends sa place pour immobiliser les pattes arrières, puis ordonne à l’apprentie nourrice d’achever la biche. Elle rechigne, galère à trouver la jugulaire puis à la percer. Décidément, les mômes sont toujours les premiers à faire n’importe quoi.

Je les encourage à rentrer à la maison avant de se faire gauler avant d’entreprendre de ramener leur prise. Ils ne bronchent pas, obéissent.

Pando

Le soleil s’étire paresseusement. Ses rayons caressent mes paupières fermées, réchauffent ma bouche craquelées. Je ne peux m’empêcher d’ouvrir les bras à la félicité. Au calme de l’aurore. Il se prépare un jour plus chaud que les précédents, ce qui me donne envie de flâner. Je pense à proposer une sortie à Henael. Pourquoi pas une matinée au bord d’un ruisseau, à nous reposer ; mais je sais que mon Alpha n’aura pas une seconde à elle, que le devoir l’appelle. Je m’étire nonchalamment. J’ouvre à peine les yeux pour embrasser les environs du regard. La mer est paisible. L’eau vient mourir sur les berges sans bruit ou presque, sans faire le moindre rouleau. Il y a seulement ce rythme envoûtant de la vague qui approche puis se retire. Je me glisse dans l’onde fraîche. Les os en prennent un coup. Les oiseaux marins sont déjà haut dans le ciel. Les poissons s’amusent gracieusement sous la surface, créant de minuscules bulles. Je les suis des billes pendant de longues minutes. Certains sont énormes, d’autres beaucoup plus petits. Je me prépare à sauter sur l’un d’eux. Mes mâchoires se referment sur une proie, sur un litre d’eau salée aussi. Je recrache l’ensemble sur les rochers en toussant. Le goût est infâme.

Pando

Je rentre avec mes maigres réserves, les laissant dans le garde-manger. Je sais que les jeunes préfèrent piquer les petites proies pour les emporter ou ne pas être épiés pendant leurs repas. Surtout les plus petits, parce qu’ils ne mangent pas beaucoup. Je rôde dans le camp, lançant des œillades circulaires pour m’assurer que personne n’est étranger à Yuubae. Les odeurs m’apprennent que les choses sont en ordre. Quelques-uns dorment encore parce qu’ils ont bossé de nuit, d’autres prennent du bon temps avant la prochaine tournée — quelle que soit leur responsabilité. Je me joins à eux, bavarde avec une poignée. Les heures passent. Je prends un tour de ronde, je rentre, je recommence.

Pando