Seule — 28.10 (Palier 2)
La névrose.Se propage celle de l’errance.
La souffrance.Celle de ne pas voler.
Le manque.D’un endroit où demeurer.
Ne pas savoir où aller.Au point de chercher jusqu’à l’épuisement.
Il y a ce syndrome, là ; collé à sa peau, accroché à son dos. Quelque chose de douloureux qui dépose comme une espèce de feu sous ses pieds quand la jeune fille veut arrêter sa course. Le silence brûle. Le calme abîme. Elle a l’empressement dans la bouche, le seul mot que Lied prononce encore. Elle respire, respire, court.
Oh, oui.
Court.
Sa vie en dépend, désormais. Comme si l’air se raréfiait soudain quand Lied pose ses bagages quelque part. Comme si l’eau s’asséchait dans les lacs à la seconde où la môme songe à se reposer.
Elle ne part plus pour les paysages, pour le climat, pour la beauté du monde. Elle se barre pour se barrer. Parce que « ailleurs » c’est la vie. Parce que c’est le seul moyen de ne pas penser, de pardonner au monde de lui avoir volé huit mois de son enfance pour des conneries ; pour des monstres qui sont morts avant sa naissance, et contre lesquels Lied n’a jamais eu de cesse de se battre. Elle a un rire nasal.
Que le monde est cruel.Il a perdu ses couleurs, maintenant. Il paraît si fade. Elle est passée devant des dizaines de fleurs fanées, ravagées, blessées, sans jamais s’immobiliser. Sans les regarder. Sans les plaindre. Elle aurait aimé, vraiment. Elle aurait voulu les prendre contre son cœur, comme avant, en pensant que ce sont de « pauvres choses » ; mais les perdus sont aveugles au malheur des autres.
Alors, insensible aux heures qui échappent à son contrôle, la môme poursuit son chemin. Elle est dans le Centre depuis deux jours. Elle a commencé l’ascension des monts la veille au soir, sous la lune — grisée par ses rayons opalescents. Le crépuscule est sur le point de mettre le feu au ciel lorsque la jeune atteint le sommet. La brume s’est dissipée. Il n’y a rien qui sépare Lied du soleil qui prend doucement la couleur du sang ; rien sauf le vide, celui dans lequel elle a de plus en plus souvent envie de se jeter.
Juste pour voir.Elle lève les yeux vers l’immensité céleste. Aucun nuage à l’horizon. Autour d’elle, Lied ne découvre pas beaucoup plus de choses : un seul arbre, calciné par un éclair. Son cœur se serre. Elle se rappelle de chacune des fleurs abandonnées. Ses « amies » laissées derrière, sans assistance. Comme Lied est cruelle.
Alors que Mère Nature lui a donné le pouvoir de veiller sur la végétation… Sous les lueurs du jour déclinant, la môme approche de l’arbre ancien. Il semble penché vers son corps menu. Ses yeux s’accrochent à lui. Ses prunelles bleues se chargent de la compassion qui lui a fait défaut depuis son éloignement.
« Je vais te sauver. »Comme pour se racheter. Lied laisse ses paupières avaler les lumières ; les ombres envahissent son champ de vision. Elle se ferme aux bruits, aux gémissements du vent, à sa morsure sur ses épaules frêles. Elle part à la recherche de son pouvoir. Il est là, proche. Logé dans son cœur. Caché au creux de son âme. Une âme que Lied ne pourra jamais perdre, au risque de ne plus pouvoir accéder à son don. Elle soupire de bien-être quand sa chaleur se répand dans ses veines. Il est réveillé, malgré les semaines de négligence. Il bouillonne, même. L’adolescente le prend, l’embrasse de toutes ses forces. Elle sombre dans un état second, plein de béatitude, de sérénité. Le pouvoir commence à fuir par chacun de ses pores. Il coule dans le sol, se propage à la recherche d’un végétal qui meurt. Il localise le vieil arbre centenaire. Son odeur de charbon plonge dans ses poumons. Durant quelques secondes, Lied a l’impression de communier avec Mère Nature, avec ce qui l’entoure.
Goutte par goutte, son pouvoir la dépossède de son essence. Il prend sa propre vie pour la donner à quelque chose d’autre. Peu à peu, sans que Lied ne puisse le voir, une couche d’écorce part en poussière. Celle en-dessous est d’un brun clair. De la sève recommence à circuler. Morceau par morceau, le végétal est soigné.
Le pouvoir a happé la presque totalité de son énergie. Il lui a à peine laissé de quoi survivre. Il regagne désormais sa planque où il se replie comme un serpent. Lied halète. Elle est couverte de sueurs froides. Ses muscles sont tétanisés, ses lèvres secouées de tremblements muets. Elle a mal dans son âme d’avoir donné si fort. Elle n’avait jamais touché aux arbres. Son pouvoir ne les avait même jamais reconnu, avant ce jour-là. Elle rouvre les yeux, la lumière l’aveugle, ses oreilles sifflent violemment. Sa vision se brouille. La môme se couche en convulsant. Sa respiration devient laborieuse.
Une chose a changé aujourd’hui. Elle a évolué, grandi, poussé.
Et, paradoxalement, Lied a oublié qui elle était.
Parce que c’est son nom que la môme a livré en pâture à Mère Nature, en échange de la vie de l’arbre usé.
Elle pousse une plainte — une seule — en glissant dans l’inconscience.