- Soyez prudents.

L’œil absent, Lunaire laissait ses sentinelles prendre la ronde suivante. Elle avait patrouillé une partie de la journée, réveillée aux aurores pour régler un problème avec les frontières ; une intrusion déclarée par des jeunes de la meute — alors en escapade — qui s’était soldée par un violent affrontement. Le vagabond qui avait pénétré chez eux semblait fou, ravagé par un mal que la Veilleuse espérait non-contagieux. Elle soupira.
Les heures s’allongeaient indéfiniment ces dernières semaines. On venait spontanément la chercher de plus en plus souvent. Sans compter les entraînements « secrets — (qui ne l’étaient plus) donnés à Avem, l’apprentie de sa mère, et les visites régulières à la môme recueillie par la meute après son sauvetage in-extremis.

Les muscles durs, les épaules rentrées, la Veilleuse progressait lentement le long de la mer gelée. Ses paysages calmes — généralement pétrifiés — apaisaient son esprit tumultueux. La jeune femelle, qui ne se sentait plus si jeune pour sa part, remarqua alors une odeur familière. Une bouffée de chaleur s’insinua dans son cœur, ramenant de petites larmes au coin de ses yeux : Henael. Leur labeur avait provoqué une séparation plus longue que les autres. Elles se voyaient essentiellement dans le cadre de leurs fonctions, ce qui ne donnait pas beaucoup de place aux échanges amicaux. Sa meilleure amie lui manquait, pourtant.
Plus que jamais.

Lunaire se coula rapidement sur la piste, puis déboula comme une bombe. La femelle Alpha contemplait le coucher de soleil. Elle s’approcha, salua le familier serpent d’un signe de tête, puis s’asseya aux côtés de l’ancienne sentinelle blanche. Elles avaient l’air aussi usées l’une que l’autre.

- Tu n’es pas trop fatiguée de ta journée ?

La Veilleuse observa les lumières rougeoyantes à son tour, un sourire pâle dessiné sur les lèvres. Elle pensa à mentir avant de se raviser. Henael n’était pas n’importe qui. Henael méritait la vérité, celle qui faisait du mal.

- Si. (Sa voix était rauque, la gorge serrée.) C’est… intense. Je n’ai aucun regret mais, parfois, je me demande comment tu tiens. Et toi, ça va ?

Elle garda le silence un moment, les prunelles rivées sur l’eau partiellement piégée dans la glace. Certains oiseaux parvenaient quand même à trouver des failles pour plonger et remonter avec des poissons.

- Tu m’as manqué. J’ai l’impression de ne plus te voir, ces derniers temps. Je pensais qu’être Veilleuse nous permettrait d’être plus souvent ensemble mais… Je suis généralement partout sauf avec toi.

Lunaire soupira. Elle ne pensait pas que les choses seraient si dures. Tout était simple à l’époque où Elemiah veillait sur elles.

Lunaire, les yeux perdus sur la surface lisse de la mer gelée, ne bougea pas d'un poil quand sa meilleure amie chercha du réconfort contre sa peau. Elle la laissa faire, doucement, en savourant ces caresses devenues si rares. Elle inspira profondément, remplissant ses poumons de l'odeur familière. Aussitôt, son âme sembla se calmer. Henael chassait ses tourments comme un médicament guérissait de la douleur. Plus de souffrance à avoir été abandonnée par ses vrais parents, plus de doutes concernant son pouvoir incontrôlable.

Elle passa sa langue sur le haut du crâne blanc de la louve, un sourire serein sur les lèvres. Elle avait retrouvé sa paix intérieure. Elle savait que la quiétude ne durerait pas, que les maux reviendraient à la charge un jour ; mais pour le moment, au moins, Lunaire décida de profiter seulement des secondes qui leurs appartenaient.
La Veilleuse posa sa queue sur celle de sa meilleure amie de sorte à former une croix. Elles ne pouvaient pas se séparer, ne pouvaient pas marcher sur des chemins différents. Tôt ou tard, leurs desseins — leurs cœurs, leurs âmes — les obligeraient à se rejoindre quelque part. Elles étaient destinées à cela : porter les mêmes étendards jusqu'à la fin de leurs vies.

- Le devoir, hein...

Lunaire observa pensivement les jeux de lumière sur la glace. Elle se demandait souvent pourquoi ces mois-ci avaient été si calmes après le délire des Alphas éliminés sans raison apparente.

- Tu ne trouves pas ça bizarre que les autres groupes se manifestent si peu ? Je m'attendais à ce qu'une guerre démarre au moins entre les Shin'Kan et Akatsuki mais aucun d'eux ne bougent. Je n'aime pas ça.

Lèvres pincées désormais, la Veilleuse avait fait sa réapparition. Adieu Lunaire au sourire chaleureux, retour à la femelle bourreau du travail.

Lunaire approuva simplement d'un « Mhh » pensif à l'idée de son Alpha. Oui, la mission devrait suffire pour calmer ses appréhensions de jeune Veilleuse un peu paranoïaque. Elle décida de se satisfaire de ces réponses pour la soirée. Elles n'avaient plus le courage de garder leurs masques de gradées sérieuses, matures. Ni l'une, ni l'autre. Il était temps de se laisser quelques heures pour reprendre des forces en se nourrissant de la présence d'une meilleure amie attentionnée.
Dans ce but, la jeune femelle commença à faire la toilette de sa sœur de meute avec une application dévouée. Elle se concentra sur le cou où les poils étaient plus longs, pour redescendre progressivement sur les épaules, puis le dos. Elle ne chercha plus à parler ou à entretenir une conversation inutile. Son propre cerveau était si engourdi qu'il n'arrivait plus vraiment à penser.

Son ouvrage achevé, Lunaire se coucha sur les rochers pour s'étirer langoureusement. Elle poussa un soupir apaisé avant de fermer les yeux.

- On peut dormir ici, pour une fois ? Il n'y a pas beaucoup de vent aujourd'hui.

Avant même d'entendre la réponse, Lunaire sombra dans un profond sommeil. Elle n'aurait de toute façon pas eu la motivation pour rentrer à la tanière.