Laissez-moi. Oh, seigneur. Je vous en prie, laissez-moi. Lâchez-moi. Ne me blessez pas.
Pas plus que ça.
J’ai déjà été abandonnée une fois. Oh, Maman... Pourquoi ? Pourquoi, pourquoi. Personne n’a jamais su me répondre. Personne n’a jamais voulu me dire la vérité ; mais vous savez, vous savez forcément. Quelque part au fond de vous, on vous a soufflé une idée que vous m’avez cachée.

Elle vous a sûrement avoué, Maman. Elle vous a sans doute parlé, vous a balancé la solution au « pourquoi » que j’ai crié ce jour-là.

Mais vous aussi vous vous barrez. Vous aussi vous m’abandonnez. Vous aussi vous me laissez derrière vous.

Je demande pourquoi, une raison, une cause pour que je change, pour que je vous rattrape, pour que je vous garde.

S’il vous plaît, encore une fois.

Donnez-moi une autre chance.

Lunaire hurla. Elle se déchira les cordes vocales en exhalant ce son perçant, ce pleur bruyant. Les larmes coulaient sur ses joues creusées, envahissaient sa bouche avec leur goût salé ; son cœur crachait du sang à torrent. Il y avait comme une fausse note sur la partition, un rythme saccadé, des instruments qui miaulaient au lieu de chanter. Elle haletait, se débattait pour échapper à son cauchemar dont les bribes survivaient dans son âme. Il lui foutait des chaînes, lui murmurait des choses sales à l’oreille. Elle sanglota, supplia.

Elle qui ne demandait jamais grâce balbutia des appels à l’aide qui ressemblaient à ceux d’un enfant. Qui étaient similaires à ceux poussés par sa propre bouche deux ans plus tôt.
Lunaire était de nouveau ce bébé égaré, ce môme sacrifié sur l’autel de l’indifférence. Sa souffrance rampait dans ses veines, à l’instar de son pouvoir réveillé par ses demandes d’assistance. Il était à l’affût, respirait le désarroi de sa porteuse. Il s’en imprégnait, comprenait qu’une chose n’allait pas dans le bon sens. Il sonda les environs.
La Veilleuse se réveilla à ce moment-là. Elle parvenait à repousser les assauts des rêves, s’arrachait à son enfer personnel. Elle croisa des regards perdus, des amis à elle penchés au-dessus de son corps secoué. Ils avaient essayé de l’aider, sans succès. Elle les repoussa un peu durement. Pour leur bien. Le pouvoir passait ses doigts sur leurs psychés. Il sentait leurs cœurs vigoureux entre ses mains, leurs nerfs à portée de phalanges.

Lunaire savait qu’il était prêt à la secourir, quand bien même il n’y avait aucun ennemi à exécuter. Elle se dépêcha de quitter le refuge Yuubae. Le camp était presque vide, on avait dépassé midi. Tout le monde était occupé ailleurs.
Elle respirait à peine. Les perles amères continuaient de cascader hors de ses yeux, lui brouillant la vue alors que la Veilleuse courait à en perdre haleine. Elle avait besoin de partir. Le plus loin possible d’eux. Pour les protéger. Pour se protéger.

Dans son rêve, ils la reniaient.

À cause de mon pouvoir. Toujours à cause de lui.

Lunaire commençait à croire que sa mère avait eu un aperçu de son don et décidé que sa fille n’était plus digne de son affection. Parce que Lunaire faisait du mal à son entourage. Parce que Lunaire était un monstre froid capable de heurter des êtres chers.
Elle ne s’arrêta de courir qu’après avoir rejoint la caverne à proximité du lac des cendres. Elle ne savait pas pourquoi mais son pouvoir avait accepté de se tenir à carreaux jusque-là. Puis, arrivée à son repère improvisé, la Veilleuse le laissa exploser.

Il rampa avidement à la recherche des menaces. N’importe laquelle lui irait. Il voulait seulement blesser, seulement faire du mal. Les sanglots s’échappaient sans interruption, sans qu’aucun mot ne lui échappe. Les yeux fermés, Lunaire suivait sa progression hasardeuse. Les minutes s’écoulèrent. Au bout de dix, normalement, il se repliait et se rendormait. Elle pensait qu’il ferait pareil ce jour-là.

Il rebroussa bel et bien chemin mais plus énervé que jamais. Son cœur s’emballa. Il n’était pas dans son état normal. Il la passa en revue ; comme il avait l’habitude de le faire avec son entourage avant de sauter sur le premier venu. Il caressa ses nerfs, laissant une sueur glacée dans son sillage. Il frôla sa moelle épinière. Il serra. Il enferma ses cellules dans un poing hermétiquement fermé, pinça jusqu’à lui donner l’impression que ses os allaient se rompre. Elle se plia jusqu’à créer une forme étrange, demeura d’abord silencieuse en se recroquevillant — les mâchoires écrasées l’une contre l’autre — puis sa langue se délia. Elle hurla de douleur quand il remonta le long de son épine dorsale, accroché à ses nerfs trop sensibles. Elle n’avait même plus de quoi pleurer ; il y avait seulement ces cris d’effroi, de peur, d’horreur. Il ne s’arrêta que deux minutes plus tard après avoir atteint la boîte crânienne, après avoir provoqué une réponse si violente que chacun de ses muscles s’était crispé jusqu’à la tétanie.

Elle retomba, inerte. Ses yeux étaient écarquillés, ses lèvres ouvertes dans une expression de pure terreur.
Lunaire réalisa alors que les choses ne seraient plus jamais les mêmes. Son pouvoir avait changé.
Par sa faute. Elle avait été arrogante de croire qu’elle pouvait le contrôler. Il venait de lui faire payer cher.