Lunaire lança un regard à son père. Il avait insisté pour lui servir de partenaire de ronde pour celle de l'aube — qu'ils venaient de finir sans avoir la moindre mauvaise nouvelle à annoncer.

- Je vais rester encore un peu. Tu n'as qu'à rentrer le premier.

Il sembla sur le point de dire quelque chose, les mâchoires légèrement écartées, mais ne lâcha qu'un soupir résigné. Il demeura immobile quelques secondes pour lui laisser une chance de parler avant de faire demi-tour d'un pas lent. Elle l'observa à mesure que son corps rapetissait sous les flocons, plongée dans ses pensées.
Une fois sûre de sa solitude, la Veilleuse marcha le long de la plage pour rejoindre un coin reculé de la mer gelée. Elle avait recommencé les entraînements avec son pouvoir mais qu'il avait semble-t-il « évolué », il avait la fâcheuse habitude de se retourner contre elle. Du coup, pour épargner ses proches, Lunaire prenait ses distances avec la meute. Elle ne savait pas quelle serait la prochaine étape et ne voulait pas particulièrement découvrir à ses dépends que son pouvoir pouvait maintenant faire beaucoup plus de mal aux autres. Il avait déjà fait assez de dégâts en attaquant Impera.

Elle poussa un soupir déchirant en foulant les rochers. Elle ne regardait pas particulièrement où elle posait les pieds, persuadée d'être seule à des kilomètres à la ronde. Elle écarquilla donc les yeux quand ses coussinets rencontrèrent quelque chose de chaud. Elle venait d'écraser quelqu'un. Quelqu'un. Elle baissa les prunelles vers la personne concernée, réalisant que le loup lui était familier. Lunaire recula un peu pour soulager le pauvre malheureux de son poids.

- Ah... Désolée. (Elle plissa les cils.) Meor ? Wouah... Vous avez pris un coup de vieux, non ? C'est rare de vous voir dans le coin. Ça fait quoi... Presque deux ans ?

Lunaire pencha la tête de côté, inquisitrice. Elle ne s'attendait pas vraiment à voir l'ancien guerrier dans le coin. Il avait quitté la meute alors que la Veilleuse était toute jeune.

Lunaire observa le vieux mâle. « Vieux » n'était pas réellement approprié. Il ne devait même pas avoir cinq ans. Pourtant, à ses yeux, Meor était déjà un ancien. Il était très expérimenté mais avait — dans les yeux — une lumière aux abonnés absents. Comme une paresse, une asthénie des sentiments. Elle n'avait jamais su expliquer ce sentiment de gêne éprouvé lorsqu'il était à proximité, durant sa jeunesse. Elle en avait réellement eu peur durant des mois. Ses parents avaient bien essayé de lui expliquer que son comportement à son égard était malpoli mais Lunaire avait souvent ressenti le besoin de le fuir. Elle se cachait de lui, ne lui disait même pas forcément « bonjour » en le croisant.

Heureusement, la Veilleuse avait changé. Elle avait gagné en assurance, paumant sa vieille habitude de craindre les autres. Elle le payait souvent avec son sang, d'ailleurs. Elle s'arma d'un sourire rieur à cause de sa réplique. Elle haussa les épaules avec nonchalance, un air un peu pédant gravé sur le visage.
Elle emboîta son pas, demeurant légèrement en arrière. Un peu comme Lunaire le faisait avec Henael. C'était une distinction pleine de respect dans son langage à elle ; il n'y avait que les personnes jugées « fortes » qui marchaient devant la jeune femelle. Elle sembla surprise qu'il s'intéresse aux raisons de son éloignement. Elle hocha doucement la tête en se perdant dans ses pensées. Son air espiègle avait disparu.

- Je suis Veilleuse, maintenant. (Il n'y avait aucune arrogance dans ses propos. Elle était très sérieuse vis-à-vis de ses fonctions.) Je quitte rarement les frontières mais je suis obligée de le faire, ces derniers temps.

Elle hésita à parler de son pouvoir. Elle ne connaissait pas bien le guerrier. Elle l'avait fui trop longtemps pour se faire une idée précise de sa personnalité. Mais il avait de l'expérience, il devait avoir des conseils à donner.

- J'ai l'impression que mon pouvoir prend de l'ampleur, qu'il change. Je ne veux pas exposer mes frères de meute à un danger, quel qu'il soit donc jusqu'à ce que je comprenne de quoi il retourne vraiment, je ne peux pas m'entraîner sur nos terres. C'est comme ça.

Cela dit, Lunaire s'assurait toujours que les frontières étaient bien protégées avant de s'éclipser. De plus, elle ne s'absentait jamais plus de deux ou trois heures de suite. Elle était trop rigoureuse pour cela.

Lunaire n'était pas naïve, ni aveugle. Elle avait remarqué que sa présence ennuyait profondément le mâle. Elle s'attendait donc un peu à des moqueries de sa part ou à une espèce de rejet, quel qu'il soit. Pourtant, Meor la laissa parler dans un silence de moine ; après quoi, il essaya de la « rassurer » sur les pouvoirs. Elle sembla un peu décontenancée par ses propos sages. Son propre désespoir l'avait rendu insensible aux souffrances des autres. Apollo, par exemple, avait déjà eu un discours similaire. Chaque loup avait une relation compliquée avec son don, le vivant souvent mal.
Parce qu'au fond, le côté « unique » du pouvoir les poussait à se sentir isolés, vulnérables. Elle hocha doucement la tête. Elle aussi n'aimait pas les dons. Elle les voyait comme ce qu'ils étaient : un outil pour se sentir en sécurité. Mais ce n'était qu'une illusion.

La seconde partie du monologue la laissa clairement choquée. Elle ne savait pas ce qui la troublait le plus : avoir été observée ou qu'il ait pu deviner une chose à laquelle Lunaire n'aurait jamais osé croire, même pas en rêve. Elle esquissa un sourire gêné, timide. Elle laissa échapper un rire malaisé.

- J'aurais préféré qu'elle me choisisse uniquement pour ses sentiments pour moi. Après tout, les Alphas n'ont pas besoin de personnes compétentes si le temps est à une paix durable, pas vrai ? Qu'elle m'ait désignée pour mon assiduité ou mon obsession pour la sécurité du territoire prouve que nous sommes menacés. Je n'aime pas ça. Je voudrais tellement que nos jours ne soient plus comptés...

Elle poussa un soupir désabusé. Elle espérait réellement que leur conflit avec Akatsuki se finirait bientôt. Si possible avec la mort du tyran. Oh, oui.

Lunaire l'observa à la dérobée, pensive. Elle laissa ensuite ses yeux dériver sur la mer gelée. Ses berges figées devenaient plus angoissantes, maintenant qu'il la poussait sur le chemin d'une vérité oubliée : aucune paix n'était envisageable. Elle ne voulait pas le croire. Pas vraiment. Elle espérait que le calme reviendrait un jour, que la sérénité les attendait au bout de la route. Pourquoi avoir une famille, sinon, si c'était pour balancer ses enfants dans un monde dangereux ?
Elle soupira à nouveau.

La Veilleuse se laissa un moment pour réfléchir en silence, puis se retourna doucement vers le mâle en souriant. Elle haussa les épaules, l'air de déclarer forfait.

- On verra comment les choses évoluent. Je ne peux rien faire sans l'accord d'Henael, de toute façon. Je vais devoir vous laisser, j'ai quitté mon poste depuis trop longtemps. Je dirai à Anielle que je vous ai croisé, elle voudra sûrement vous voir !

Lunaire salua poliment l'ancien guerrier avant de rejoindre les siens au pas de sénateur. Elle lança un regard dans son sillage au moment de voir disparaître le mâle dans la brume de l'horizon. Il devait se sentir bien seul maintenant qu'il était parti.