Chez moi on s’aime
Puis on s’oublie.

Elle aurait aimé l’oublier, Shyvana. Elle aurait voulu qu’il s’évanouisse avec ses souvenirs dans un peu de brume, comme celle formée par son souffle. Elle avait espéré que le phénomène se produise, un mois ou un autre. Qu’il finisse par disparaître de ses pensées, de sa mémoire.

Elle ne comprenait pas pourquoi il était si dur de guérir. Elle ne savait pas pourquoi ce deuil était si long à mener. Elle avait cru que partir aiderait. Elle avait même décidé de vivre au Sud parce qu’il n’y avait pas plus loin du Nord. Mais son visage demeurait gravé derrière ses paupières — comme une image tatouée sous ses paupières. Elle le voyait, lui, son sourire, dès que le sommeil essayait de la happer. Il l’empêchait de dormir, souvent. Il l’avait prise en otage, lui. Alors même qu’il l’avait laissé dans son sillage…

La Marcheuse lui en voulait d’avoir rendu l’âme. D’avoir raccroché le tablier. D’avoir rendu le bouclier et l’épée. La voilà à chercher du sens à sa vie, loin de lui. Elle avait du mal à avancer sans courir simplement tout droit, aveuglée par les larmes qui coulaient seulement dans son esprit. Elle refusait de chialer dans la « vraie vie », de peur de paraître vulnérable. Affaiblie. Son père ne supportait pas la faiblesse. Il disait que seuls les morts pouvaient se permettre de pleurer — parce qu’ils n’avaient plus rien de mieux à faire.

Elle soupira, assise face au Lac de Cendres. Son père avait insisté pour y être coulé après son décès. « J’veux nourrir ceux qui m’ont nourri » qu’il avait déclamé haut après s’être décroché les poumons dans une quinte de toux. Et, là, Shyvana avait aperçu une perle d’eau salée sur sa joue gauche. Une seule larme.
C’était tout ce qu’il avait versé à l’idée de les abandonner.

Et Dieu seul savait combien sa môme lui en tenait rigueur. « Je vaux plus qu’une seule larme, Papa » que Shyvana avait hurlé à son corps qui s’abîmait dans les eaux sombres. Aujourd’hui, la Marcheuse se tenait à nouveau sur la rive. Comme ce jour-là. Elle en avait fait un pèlerinage régulier pour se recueillir, abusant de la patience des sentinelles qui lui laissaient un peu de temps avant de la chasser.
Elle n’était plus une Yuubae, désormais.

Elle pensait avoir encore un peu de temps mais ses oreilles captèrent un son, infime. Celui d’une vie. La Marcheuse se déplaça peu à peu, marchant vers la source. Il s’agissait de crissements dans la neige, à peine perceptibles. Elle discerna finalement une silhouette au milieu du blanc. Un corps qui se découpait maladroitement mais qui se mêlait à d’autres extrémités à l’immensité trop claire. Le vent déposa une odeur familière sur ses papilles : Henael. La louve Alpha semblait concentrée. Presque abandonnée à ses pensées.

Shyvana marqua une pause. Elle ne voulait pas la déranger. Elle se rappela néanmoins des indications données par sa mère à son départ. L’ancienne avait eu une vision qui devait être communiquée à un gradé. Elle marcha donc jusqu’à atteindre la femelle, puis se racla doucement la gorge pour signaler sa présence. Il n’était pas question de la surprendre en pleine méditation.

- Je suis désolée de vous déranger, Henael. Je suis venue me recueillir auprès de mon père. Vous savez, le guerrier décédé au cours du mois d’Août.

Elle n’était pas sûre que la jeune femelle se rappelle du vieux loup. Ils n’avaient jamais eu de relations particulières. Il était seulement dévoué à ses parents, avant de l’être à l’enfant qui avait succédé aux Alphas précédents. La Marcheuse passa nerveusement d’une patte à l’autre pour évacuer son trop-plein d’énergie. L’adrénaline pissait dans ses veines.

- Ma mère voulait que je vous confie quelque chose. J’ignore si vous le savez, mais il lui est arrivé de « prédire » des événements importants grâce à son pouvoir. Elle a eu une nouvelle « illumination » il y a peu. Accepteriez-vous de m’écouter ? Ou vous préférez laisser à Rakuen le soin de vous protéger, vous et les Yuubae ?

Sa voix était douce. Comme d’habitude, son pouvoir laissait filtrer une fine aura qui arrondissait ses courbes pleines, rendait sa voix plus chaude, plus rauque. Une aura qui, globalement, faisait d’elle une créature plus séduisante. Une sirène dangereuse en qui il était trop facile de placer aveuglément sa confiance.