Astrée est stérile. Les guérisseurs ont proposé des solutions, se sont concertés dans l’espoir de sauver sa lignée ; sans succès, chaque essai s’est soldé par un échec. Astrée le prend personnellement. Elle se considère plus mâle que femelle, avec ce ventre incapable de procréer. Elle soupire chaque soir en se couchant auprès de son compagnon. Un compagnon aussi jeune qu’elle, qui a des rêves de famille mais aucune chance de les concrétiser à ses côtés.
Cancri, lui, s’arrange pour prier dès qu’il n’est pas sur les chemins de patrouille ; en bonne sentinelle, il sait s’armer de patience, d’espoir. Il espère secrètement que Rakuen les bénisse en réalisant à quel point ils s’aiment, à quel point un bébé serait heureux avec eux.

L’herbe est humide de rosée, ce matin-là. Le mâle a laissé sa compagne endormie dans son sillage pour errer le long des frontières ; il a la responsabilité de les surveiller, ce qu’il s’ingénie à faire au mieux depuis un an. Le soleil est à peine levé, ses rayons balancent des ombres dans la végétation. Hikari est paisible. L’air sent l’humidité, les nouvelles fleurs, le lichen… Le loup, aussi.
Le cœur de la sentinelle s’affole. Un ennemi ? Il s’approche en demeurant à couvert, caché dans les fourrés. Il aperçoit un corps minuscule dans l’herbe qui renaît à peine. Une nausée l’étrangle. Il pense au pire : un louveteau de la meute tué par un monstre errant. Mais le vent ne lui rapporte pas l’odeur du sang ; seulement celle du petit être recroquevillé sur sa paillasse mouillée. Ses poils sont emmêlés, souillés par la boue. Cancri marque une hésitation. Le louveteau n’est pas des siens. Ce n’est pas un Hikari. Il ne sent rien d’autre que lui-même, laissant entendre qu’il n’a pas eu de contacts avec ses parents depuis plusieurs jours.
Le mâle foule les derniers mètres qui le séparent du bébé. C’est une petite femelle grêle, dont on aperçoit les os en écartant les fils clairs de sa fourrure. Elle est maigre à faire peur. Elle est très faible, aussi. Ses coussinets sont ouverts, recouverts de petites croûtes sanglantes. Il se décide à l’attraper doucement par la nuque, puis à la ramener au camp. Là-bas, elle est vue par les Alphas, avant d’être reçue par les guérisseurs. Ceux-ci la soignent durant quelques jours. Pendant ce temps, les deux amants se succèdent auprès de la petite malade. Astrée s’accapare le bébé de trois mois. Elle la couvre de baisers doux, de caresses réconfortantes. Cancri est au moins aussi sensible au charme de la môme au pelage blanc. Quand ses yeux s’ouvrent enfin au bout d’une semaine, son entourage découvre deux prunelles aux couleurs surprenantes ; c’est un affrontement permanent entre le rose d’un bouton de fleur et le bleu d’un ciel dégagé ; aucun ne parvient à prendre le dessus, si bien qu’ils demeurent frontaliers sans jamais se mélanger.

Les semaines passent. Le couple a adopté celle qu’on appelle désormais « Lunaire ». Le louveteau n’a jamais été réclamé. La meute s’est accommodée à sa présence sans que les loups ne soient trop énervés ; c’est un bébé, un gosse qui n’a rien demandé à personne. Les premiers jours, Lunaire a cherché ses parents. Son père, ce loup vacillant aux couleurs passées, sa mère aussi. Ses appels demeurant sans réponse, la petite s’est résignée. À quatre mois, la voilà acclimatée, avec des amis ; elle apprécie spécialement Henael avec qui elle joue souvent.

Lunaire rejoint les rangs des apprentis à l’âge requis. Son père sentinelle lui a donné le goût pour sa voie. C’est une élève assidue, sérieuse, concernée. Elle se mesure sans arrêt à la fille des Alphas pour que leurs progrès fassent miroir. Par chance, Lunaire est douée ; les rivalités n’apparaissent donc jamais.

Elle est déjà grande lorsque les pouvoirs s’éclipsent soudain. N’ayant jamais accepté de se reposer sur ses capacités — qui prennent régulièrement des airs de malédiction —, Lunaire a développé sa musculature pour être un adversaire puissant. Nilaya parvient néanmoins à prendre Hikari, Lunaire se bat violemment. Elle est blessée grièvement mais fait front courageusement pour protéger les jeunes des individus hostiles. Elle perd connaissance après avoir utilisé ses dernières forces, se réveille plusieurs jours après ; on lui apprend la disparition des Alphas, celle de l’entité appelée Hikari aussi. Il ne reste plus que des décombres. Elle soutient son amie devenue Alpha, aide ses proches malgré ses blessures.

L’eau a coulé sous les ponts, depuis. Mais Lunaire est toujours la même.