10.11

L’Étrangère se glissa dans sa petite tanière glacée. Son souffle formait des nuages dans la nuit, s’élevant vers le ciel avec une grâce toute relative. Un renard pendait de ses mâchoires serrées, de même qu’une minuscule musaraigne aux poils clairs.
Elle avait trouvé le premier alors qu’il coursait la seconde. Le problème étant que le renard chassait trop près de son refuge, ce qui dérangeait la jeune femelle. Sa mère lui avait appris à se méfier des renards ; ils semblaient gentils sur le moment mais n’hésitaient pas à piller les réserves des autres. Elle l’avait donc tué avec quelques remords et s’était emparée de son butin pour ne pas gaspiller. Au pire, l’Étrangère partagerait avec un animal affamé.

11.11

L’Étrangère suivait la danse de la buse depuis un moment. C’était un vol erratique, pénible. Elle piquait parfois, comme appelée soudain par le sol. Comme soumise brusquement à la gravité alors que son espèce s’en était affranchie il y a une éternité. Elle observa l’animal qui se perdait, remontait difficilement, resombrait dans l’abîme du vide. L’une de ses ailes avait été endommagée, apparemment. Elle avait aperçu des petites gouttes rouges là où l’oiseau s’écroulait.

Au bout d’une heure, la buse — épuisée — se posa et ne quitta plus jamais la terre ferme. L’Étrangère la cueillait après sa mort pour ne pas gâcher la viande. Son sacrifice ne devait pas être vain.

12.11

Je regarde le monde. Les nuages bougent doucement, insolents face à ma douleur. Ils me traitent avec indifférence, continuent leur chemin, me snobent. Moi, discrètement, j'avance. Je chasse parce qu'il faut manger, je bois parce qu'il faut boire, mais j'ai perdu goût aux choses. Je ne prends plus de plaisir à gagner, à faire tomber mes proies, à me déplacer. Je ne sais plus où je suis, qui je suis, à quel moment je vais me rappeler.

Je soupire. Seigneur, que quelqu'un vienne me chercher.

13.11

Je repense aux jours qui se sont écoulés. Je n’ai jamais été aussi seule que ce mois-ci. Je n’ai jamais été aussi perdue, non plus ; pas même à l’époque où ma vie était sans cesse en danger, où je devais me cacher pour respirer. Je sens la pluie sur ma peau. Elle efface mes larmes, prend mes sanglots devenus muets. Je n’ai plus le courage d’appeler à l’aide. J’ai finalement réalisé que je me suis sûrement trop éloignée, que mes parents ne m’entendront plus avant une éternité.
Je soupire. Je vais, je viens. Je n’arrête pas de tourner en rond sans savoir où aller.

14.11

uc

15.11

uc

16.11

Marcher, marcher.
Ne jamais s'arrêter. Avoir la bougeotte, en permanence. Comme un feu dans le cœur qui oblige à courir, à ne pas se fixer. J'ai le souffle court. Je pourchasse mon but depuis la veille. Je me suis finalement encouragée à reprendre la route pour ne pas rester définitivement coincée. Au pire, je n'ai qu'à faire le tour du monde dans son intégralité. Mon chemin croisera — tôt ou tard — celui des personnes qui me manquent. C'est prédestiné.

Je me penche une seconde pour écouter mon estomac qui gronde. Je n'ai rien avalé depuis la hier. Je laisse mes sens traîner à la recherche d'une proie, donc. Je me concentre sur un lière en premier, puis partage un sanglier avec un autre vagabond de passage.

17.11

Repue de la veille, je recommence à marcher.
J'ai eu l'occasion de parler un peu avec un inconnu, lui aussi préoccupé par son avenir et hanté par la peur d'être inutile. Nous avons discuté jusque-tard dans la nuit. J'ai été heureuse de pouvoir partager un moment avec un congénère perdu, comme moi.

Finalement, il m'a laissé peu après l'aube et j'ai décidé d'avancer aussi. Vers cinq heures du soir, je mets le croc sur un écureuil. Je n'ai pas spécialement faim mais la proximité de l'hiver m'encourage à faire attention aux jeûnes.

18.11

Nous avons passé la moitié du mois. J'ai du mal à y croire. Je suis partie depuis si longtemps... Je me souviens à peine de ce jour-là, ou de ce qu'il m'est passé par la tête. Pourquoi avoir laissé la famille pour une vie de bohème ? C'est à n'y rien comprendre. Ce n'est pas moi, ça. Mais je suis qui, moi ?
Je n'ai même pas de nom !
C'est ridicule.

Je donne un coup de patte rageur aux os délicats du pigeon que j'ai avalé au petit-déjeuner. Il n'en reste plus que ça : des os polis et du sang sur l'herbe. Le pauvre.

19.11

Je suis revenue de l'Est. À nouveau. Je sais que j'y retournerai dans peu de temps ; sûrement dans quelques semaines. Pour le moment, je me concentre sur mon nouvel objectif : me rapprocher du Sud. C'est l'une des dernières parties du monde que je n'ai pas encore exploré. Peut-être que mes proches y sont. Ou peut-être pas. Néanmoins, la route sera longue. Je dois me préparer soigneusement pour ne pas périr.

21.11

Les jours sombres s'enchaînent nonchalamment. Mes rencontres s'effacent, s'éloignent, perdent en netteté un peu plus chaque soir. Il me semble déjà avoir perdu le souvenir des traits du mâle blessé dans le Nord. Mes pensées sont imprécises, les rappels difficiles. J'ai l'impression que mon âme s'étiole. Elle déborde par tous mes pores, avalées et utilisées par Mère Nature pour ramener les débris du monde à la vie. Je commence à croire que mes choix ne sont pas les bons mais qui suis-je pour dire « non » à des individus — même inanimés — alors que j'ai le pouvoir de les guérir ? Personne. Je ne peux pas.

22.11

Je erre. Encore, encore. Encore, encore. Sans jamais faillir, sans jamais faiblir. Je pose une patte devant l'autre en espérant que mon voyage s'arrêtera là où il a commencé, comme par enchantement.

Je crois, désespérément, que tous les chemins mènent à eux. Je suis sûre que j'ai tort, que c'est naïf de s'accrocher mais je ne veux pas vivre avec l'idée que c'est la solitude qui m'attend, que je vais bêtement finir mes jours loin de mes proches à cause d'une crise idiote. Avec le recul, je me sens stupide d'avoir choisi la route — que dis-je, la fuite — plutôt que ma famille.

23.11

L'Étrangère sentait le vent souffler dans sa fourrure dense. Elle avait presque doublé de volume depuis le début des baisses de température. Ses yeux observaient l'horizon, perdus dans le vague. Ses lèvres pincées esquissaient une moue concentrée, son visage était fermé. Elle était revenue sur les lieux du soin de l'arbre — le premier d'une longue liste. Elle savait que ses souvenirs avaient beaucoup pâti de son utilisation abusive du don, mais n'arrivait pas à réellement culpabiliser.
Elle se contentait simplement d'accepter l'idée que des morceaux d'elle partaient, emmenés par la bise. Elle soupira, le dos voûté, la tête basse. Sa famille lui semblait plus loin que jamais.