Récapitulatif des chasses :

14.11 : Aucune proie.
15.11 : Aucune proie.
16.11 : 1 proie.
17.11 : Aucune proie.
18.11 : Aucune proie.
19.11 : 1 proie.
21.11 : Aucune proie.
22.11 : Aucune proie.
23.11 : 1 proie.
24.11 : Aucune proie.
25.11 : 1 proie.
26.11 : Aucune proie.

Nepheline ne supportait plus la réclusion. Elle n’aimait pas ces vies-là, sans intérêt, où l’essentiel de son activité se résumait à dormir. Elle voulait vivre, respirer, blesser, détruire. Elle était née pour ravager, et la seule personne qui pouvait être heurtée par ses soins était Anna.
Une Anna que l’enfant haïssait de plus en plus à mesure que les jours passaient. Elle faisait semblant de veiller sur eux pour ne pas s’attirer les foudres d’Amanda, la mère des jumeaux, mais n’avait aucune envie de le faire. Le plus souvent, d’ailleurs, Anna les ignorait soigneusement. Même quand Nepheline se plaignait d’avoir faim ou froid.

Non, décidément, Nepheline ne pouvait compter que sur Narghar. Elle lança un regard complice à son jumeau. La « vieille peau » dormait encore. Elle ronflait bruyamment. Elle ne se rendrait compte de rien s’ils se barraient.
Voilà, le plan était lancé. Ils allaient fuir et bouger. Enfin !

Pas besoin de mots pour communiquer. Nepheline indiqua Anna d’un mouvement nonchalant, les yeux rieurs. Son jumeau émergea aussitôt de sa torpeur ennuyée, lui aussi. Un sourire passa furtivement sur leurs lèvres. Ils se levèrent dans un silence de mort, marchant comme un seul homme vers la sortie de la tanière. Ils avaient grandi depuis leur arrivée. À cinq mois, ils avaient désormais des corps plus solides — malgré la fragilité innée de Nepheline. Leurs muscles se développaient, leurs crocs de bébé étaient tombés.
Ils avaient maintenant ces dents dangereuses qu’ils voyaient dans la bouche de leur mère. Nepheline les soupçonnait de pouvoir faire autant de dégâts qu’elle, d’ailleurs. Ils avaient seulement besoin d’un peu d’entraînement. Elle était légèrement en tête, guidant son jumeau dans la végétation humide. Les gouttes condensées dans le brouillard glissaient dans son pelage, collant ses poils à sa peau.

Elle inspira profondément pour prendre connaissance des odeurs environnantes. Beaucoup de parfums différents mais peu étaient intéressants. Ils avancèrent encore doucement, avec nonchalance. Leurs flancs liés, les jumeaux — presque — siamois échangeaient des regards expressifs, s’arrêtaient au moindre bruit, puis reprenaient leur route.

Narghar s’immobilisa enfin. Nepheline, le cœur fou, décocha une œillade dérobée à son jumeau. Ils avaient remarqué la même chose : l’odeur du sang. Le blessé devait l’être grièvement, car les relents acides prenaient à la gorge. La petite noire frémissait de bas en haut, les yeux écarquillés.
Elle adorait ce parfum évocateur. Elle se dépêcha donc sans demander son reste. Nargaroth était collé à elle, comme à son habitude. Ils se retrouvèrent nez-à-nez avec un lapin éventré mais abandonné là par son prédateur. Ils s’approchèrent, dangereux. Elle se précipita, elle, brusquement en avant. Ses crocs se refermèrent sur le corps minuscule pour exercer une pression délicieuse. Elle s’ingénia à faire craquer les os lentement, en torturant sa proie. Quand celle-ci sembla sur le point de rendre l’âme, Nepheline la donna à son jumeau. Il devait achever les proies lui-même. Pour la voix.

Nepheline, le pelage maculé de sang, donna un coup de tête à son frère. Une caresse pleine de tendresse. Elle ronronna, jappa de bonheur
à cause de ces odeurs si spéciales à ses yeux. Le parfum âcre de l'hémoglobine avait souvent tendance à l'exciter ; au point de la pousser à se rouler sur le sol, animal possédé et sensuel remuant sous les prunelles de son jumeau. Elle lâcha un rire extatique, s'amusant des derniers battements de cœur qui essayaient de maintenir en vie la proie partiellement dévorée. Ces heures-là étaient les meilleures. Nepheline épiait leurs victimes qui succombaient doucement, lentement, sans aide.

Les rayons pâles du jour caressaient ses paupières. Nepheline était calme, ce matin. Elle se sentait paisible, le cœur apaisé. Sa faim était rassasiée, ses pulsions destructrices aussi. La veille avait été caractérisée par le même état de félicité ; à tel point que l'adolescente avait peu bougé, lovée contre son jumeau.
Le nuage commençait cependant peu à peu à disparaître. Si le plaisir se répandait encore dans ses veines, une boule de nœuds avait décidé de se former lentement dans ses viscères durant la nuit.

Probablement à cause de l'odeur douceâtre de sang sur sa mère.

Elle mordilla gentiment la patte avant de son frère pour le réveiller. Après quoi, elle se soucia surtout de jouer avec lui — à ses dépends comme souvent.

Après avoir longuement embêté son jumeau, Nepheline se redressa sur ses quatre membres. L'air sûre d'elle, les yeux lumineux, la petite louve noire susurra à l'oreille de Narghar, l'invitant à la suivre vers un « autre monde » ; un univers plein de sang dans lequel Nepheline adorait plonger. Nargaroth ne l'obligea pas à supplier. Ils se glissèrent hors de la tanière occupée par l'étrange famille, puis commencèrent à chercher une proie pour repeindre l'herbe et la mousse.

Les sens peu à peu habitués à l'exercice trouvèrent sans trop de peines un nouvel animal vulnérable : un petit lapin. Ils se coulèrent dans les fourrés pour le rejoindre. Le mâle utilisa son pouvoir, comme souvent. Celui de Nepheline peina. Il s'exprima brièvement au début avant de sombrer dans le silence absolu. Alors, mécontente, Nepheline s'arma de ses crocs.

La gorge désaltérée au sang, l'enfant au pelage noir murmura quelques mots d'amour à sa proie mourante. Elle n'allait pas porter le coup de grâce, Narghar non plus. Celui-ci exerçait une pression sur les différentes parties du corps mais sans jamais sonner le glas. Le lapin mourait à petit feu. Il respirait en sifflant, les yeux injectés, la bouche envahie par d'épais filets de bave. Nepheline, pour sa part, prélevait des morceaux de chair. Elle léchait goulûment l'hémoglobine qui se formait une tache ronde sous le corps refroidissant.
Puis, finalement ennuyée, Nepheline se coucha un peu plus loin en attendant que la Faucheuse vienne pour sa victime.

Nepheline lança une œillade peu intéressée vers le monde extérieur. La pluie s'écroulait mollement, perlant des feuilles pour gorger le sol déjà plein. Elle bâilla, les yeux mouillés. Narghar était à ses côtés, Anna partie. Leur mère était en chasse, pour sa part. Elle avait ordonné à sa jumelle de veiller sur les petits mais celle-là était trop peu consciencieuse pour y faire réellement attention. Elle se fichait pas mal de ce qu'il pouvait advenir de Nepheline et de Nargaroth. Seul son plaisir personnel comptait. Rancunière à l'excès, la plus jeune des enfants décida de les venger. Elle souilla soigneusement la paillasse improvisée d'Anna avec ses excréments et son urine. Inutile de vous faire un dessin.

- Viens, on va chasser !

Nepheline entraîna Narghar dehors. Ce rituel devenait de plus en plus régulier. Leurs muscles peu à peu renforcés demandaient à ce qu'ils bougent, à ce qu'ils deviennent de vrais loups. Aussi, l'adolescente commença à s'insinuer dans les fourrés. Ils tournèrent un long moment, courant parfois et marchant à d'autres, jouant et se cherchant quand ils s'ennuyaient vraiment trop. Au final, la seule bestiole volontaire pour se laisser dévorer était un vulgaire scarabée. Nepheline ne se priva cependant pas de faire craquer la carapace sous sa dent avant de l'avaler goulûment.

Nepheline ronronna de plaisir. Couchée sur le dos, la patte collée sur le front de son jumeau, les mâchoires accrochées à l'épaule de son frère, la petite noire s'amusait à le mordiller. Elle espérait, secrètement, que sa proie soit Anna. Elle aimait Nargaroth, il n'était donc pas question de lui faire mal ; alors que sa tante... Elle méritait de bons coups de crocs.
Elle lâcha un jappement excité en se tortillant sur le sol pour mimer d'arracher de la chair. C'était pour de faux, évidemment.

- Tu vois, je lui ferai ça quand on sera grands !

Elle pouffa, se redressa pour bondir de côté, toute griffe dehors avec un sourire démoniaque.

Nepheline poussa un grognement agressif. Ses lèvres étaient remontées pour dévoiler ses canines immaculées, au point de lui conférer une apparence beaucoup moins aimable. Elle ressemblait à un petit démon, les yeux fous de colère. Anna avait — encore une fois — dépassé les bornes. Elle avait laissé aux jumeaux une carcasse sale, infestée de vermine.

L'adolescente se dépêcha donc de sauter sur sa tante pour plonger ses crocs dans son épaule. La plus âgée récupéra presque aussitôt le dessus, habituée à gérer les coups d'éclat de sa nièce. Il s'en produisait de plus en plus à mesure que Nepheline grandissait. Malheureusement, lorsque la plus jeune chercha à activer son pouvoir, celui-ci demeura silencieux. Anna l'envoya rouler plus loin, referma ses mâchoires sur une cuisse, puis abandonna la petite femelle énervée à son sort.

Un peu plus tard, Nepheline se résigna à partir en chasse avec Narghar. Ils avaient faim. Ils trouvèrent une cible de choix dans un rat qu'ils encerclèrent.

Nepheline se sentait mal, ce jour-là. Comme souvent, sa santé faisait des siennes. Elle éprouvait des difficultés à se lever mais aussi à rester couchée, ce qui rendait son humeur particulière mauvaise. Elle ne cessa de s'en prendre à Anna que le temps de dormir un peu, puis recommençait. Comme pour se venger de la condition dans laquelle sa naissance s'était organisée ; comme pour lui faire payer pour la santé pourrie qu'on lui avait donné. Elle grognait régulièrement, les yeux fiévreux, le corps malmené par les tremblements. Elle n'en pouvait plus.