17.02

Je soupire, pleine de langueur. Je suis couchée sur le dos, les yeux assez ouverts pour apercevoir une fine bande de ciel bleu. Le soleil me réchauffe le ventre... À moins que ce ne soit Avem. Ouais. Mon « amie » a décidé de m'écraser l'estomac avec son énorme crâne sombre. Elle se marre lorsque mon bide gargouille bruyamment, puis redevient aussi silencieuse qu'un mort. Ces moments-là sont affreusement rares. Surtout depuis que la môme est devenue une chasseresse occupée, qui ne cesse plus d'aller ou venir.

Ma mère, Astrée, nous rejoint une heure après. Elle semble d'abord nous juger un moment du regard alors que nous sommes allongées dans des positions sans grâce aucune ; puis, sans un mot, se couche près de ma tête. Elle me lèche longuement les yeux, le museau, les joues, avant de s'endormir. Mon père nous découvre quelques minutes plus tard, à l'issue d'une ronde particulièrement longue.

Au final, lorsque le soleil se couche, la plupart des membres de ma famille sont là. Les discussions murmurées sont animées. Certains essaient de ne pas déranger ceux qui veulent seulement se relaxer mais les rires enflent, ce qui, au bout d'un moment, nous pousse tous à participer aux blagues.

18.02

+ 1 Blaireau — 1 Buse

Je suis cachée dans un buisson. On m'a appelé « à l'aide » il y a quelques heures déjà, après qu'un blaireau ait commencé à semer la zizanie dans le camp. Attiré, semble-t-il, par les odeurs qui s'élèvent de nos réserves, l'animal s'est aventuré dans une zone qui nous a donné des sueurs froides : la pouponnière. Mais, Rakuen soit louée, personne n'a été blessé. Les nourrices ont évacué les petits dans le calme, les guerriers présents ont guidé le prédateur en-dehors du camp.

C'est là que je prends le relais : je repousse le blaireau de plus en plus loin. Malheureusement, je suis à ses trousses depuis plus d'une heure et, pour une raison qui m'échappe, il semble revenir sur ses pas. Encore, encore. Sans surprise, je perds donc patience. Je crois qu'il reviendra inévitablement au camp. Je ne peux pas le permettre. Si sa première incartade n'a pas causé de gros dégâts, la suivante pourrait être fatale à un Yuubae.

Je m'avance donc dans les ombres du soleil qui décline. Il sait que je suis là, évidemment. Il a aussi certainement réalisé que mes intentions avaient changé. Il souffle, la truffe frémissante, en me faisant face. Il se redresse sur ses pattes arrières, essaie de m'intimider. Il gronde, j'en fais de même. Il m'envoie un coup de griffes, je roule pour l'esquiver, referme les mâchoires sur sa patte arrière ; il hurle lorsque mes crocs percent la peau, se secoue, se balance lourdement en avant. J'en profite pour me relever, puis sauter sur son dos. Mes dents caressent sa nuque, je pince vigoureusement. Il se jette sur le sol pour se débarrasser de moi, je me hisse sur son ventre avant de lui déchirer la gorge. Son dernier souffle s'échappe. Parfait.

Je suis de nouveau sollicitée alors que le soir sombre. Les rejetons Yuubae jouent gaiement dans le camp sous les yeux amusés des grands. Un nouvel envahisseur décide de nuire à l'ambiance : un oiseau de proie. Je me demande ce qu'il vient foutre là, puis la raison m'apparaît. Comme nous, beaucoup de bêtes ont donné naissance. Ainsi, les parents s'attaquent à tout ce qu'ils peuvent pour ramener de quoi nourrir leurs progénitures. Pas de bol pour la buse-ci, choisir un louveteau n'aura pas été sa plus grande réussite.

19.02

+ 1 Chamois — 1 Oie sauvage

Une nouvelle journée démarre. La mienne commence avant le levé du soleil. J'ai décidé de m'éloigner de « chez nous » pour avancer dans les Terres Neutres. Pour cause, j'espère — un peu naïvement — croiser ma mère. Sur un malentendu, hein... Bien sûr, mon amour pour le Nord m'empêche de partir. Je préfère grimper doucement sur la cime proche. Je sais que ma mère n'y sera pas, évidemment. Pourquoi choisir un endroit pareil ? Dans mes souvenirs, Kindred se sert de ses dons pour guérir les autres loups... Mais, la dernière fois que je l'ai croisé, elle m'a avoué être mercenaire. Un changement pareil est-il seulement possible ? Il faut croire.

Je progresse facilement dans les monts. Mon corps est habitué à ces zones inhospitalières, aux efforts de longue haleine. C'est là-haut que je rencontre une proie qui nous salue rarement : un chamois. Je sais qu'il nous faut de grosses quantités de viande, en ce moment. Plusieurs femelles sont pleines ou ont déjà donné la vie à leurs mômes ; du coup, ces bouches en plus sont autant de boulot supplémentaire pour les chasseurs. Je me lance sur les traces de l'animal, l'abats sans trop grandes difficultés — heureusement que l'expérience nous facilite beaucoup les chasses —, puis enchaîne sur une oie sauvage en revenant, vers seize heures, à la Cascade.

20.02

+ 1 Puma

- Vas-y. Fais-moi un résumé.

Leif m'envoie une œillade alarmée. Il semble spécialement apeuré, pour un valeureux guerrier ; j'en suis un peu troublée. Je ne l'ai jamais vu si stressé.

- C'est une nourrice qui l'a aperçu en premier. Il était caché dans les arbres. Il était sur le point de sauter sur un groupe de louveteaux qui jouait dehors. Elle a hurlé aussi fort que possible, ce qui l'a encouragé à fuir. Depuis, il s'est retranché là-haut.

Je lève les yeux vers la cascade. Le puma est installé sur des rochers mouillés d'où il glisse régulièrement. Ses prunelles sont folles, lançant des regards nerveux aux alentours. Je l'observe en silence pendant quelques minutes, ne sachant quoi faire pour régler le problème. Enfin... Si, je sais quoi faire. Mais j'y répugne. Ouais, parce que les expériences pénibles liées à la cascade ne manquent pas de refaire surface. Je me souviens de la souffrance qui a embrasé chacun de mes membres lorsque je me suis écrasée lourdement au fond de ses eaux glacées, quelques mois plus tôt.

Mais bon. Je n'ai pas réellement le choix.

- Je vais monter. Vous n'aurez qu'à le cueillir quand il se cassera la figure.
- En espérant que tu n'en fasses pas autant, hein. (Il se marre mais c'est nerveux.) Toi et tes idées de merde, sérieusement...

Je hausse les épaules, un sourire navré sur les lèvres. Je ne me fais pas attendre pour monter vers le sommet de la cascade ; un petit chemin la borde en pente douce, ce qui nous offre un point de vue sympathique — en d'autres circonstances. Une fois au-dessus des rouleaux impressionnants qui s'écrasent plusieurs mettre plus bas, je pousse un long grognement menaçant destiné au puma. Celui-ci piétine mais tient bon, logé sur son petit rocher. Je descends sur les roches en faisant attention, évidemment, à ne pas me fracasser aussi. Je l'oblige à bouger, le harcèle. Finalement, au bout d'une bonne heure de menaces, de simulations de coups de griffes, de crocs, le puma sombre dans les eaux. Son crâne explose en rencontrant un obstacle. Le spectacle est épouvantable.

Pour ma part, je retourne sur la terre ferme sans faire le saut de l'ange. Rakuen en soit louée.

21.02

+ 4 Poissons

L'eau murmure doucement. J'adore les environs de la cascade pour ça ; les ronronnements recouvrent les ahanements qui s'échappent du camp. Mes congénères ne peuvent pas m'ennuyer, ici. Je soupire, bâille. Si, à la base, j'avais prévu de me reposer, voir les poissons s'improviser danseurs sous la surface m'a inspirée. Je sais que les chairs grasses des saumons qui remontent nos courants sont vraiment appréciés. Impera va avoir besoin de récupérer, d'ailleurs. Elle a mis bas — ça y est ! — donc l'énergie lui manque sûrement.

Je m'en veux un peu, en réalité. Je ne suis même pas passée la voir récemment pour la féliciter mais j'ai peur de la gêner dans ses nouvelles occupations. Les journées sont sûrement trop courtes avec ce petit bout. Une femelle, je crois. J'ai au moins pu me renseigner grâce aux rumeurs.

Je me penche au-dessus de l'eau limpide. Mon reflet y apparaît à peine. Le fond est recouvert de pierres que je sais traîtresses. Je me glisse dedans, ouvre la bouche dans un « o » douloureux lorsque la morsure du froid s'en prend à mes os. Les saumons s'enfuient, évidemment. Je m'installe au milieu du cours d'eau peu profond, puis demeure immobile. Peu à peu, les créatures aquatiques se calment, se rassemblent, refont leurs petites vies sans se soucier de moi.

Lorsqu'un spécimen assez gros me passe sous le nez, je laisse mes crocs se refermer sur lui. Il se débat un moment, puis meurt. En répétant ce processus, je parviens à récupérer trois autres poissons.

22.02

+ 2 Macareux

Je caresse la glace des yeux. Elle commence à fondre au loin. Je le sais aux sons plus qu'à la vue ; il y a de gros ronronnements. Comme une musique, dans le vent, qui rappelle que les dangers sont immenses pour ceux qui se promènent sur la surface. Ouais. Elle est devenue instable, par endroits. J'ai d'ailleurs annoncé aux chasseurs que les chasses sur glace sont désormais prohibées, à moins de rester à proximité des berges.

Pour ma part, je préfère me concentrer sur les oiseaux marins qui viennent peu à peu nicher sur nos bords. Les macareux sont là. Je fais le tour des constructions qui leur servent de nids. Il n'y a pas encore d'œufs ; il n'y en aura pas avant le début du printemps, en fait. Quelques adultes ne sont pas très heureux de me voir, râlent, essaient de me chasser. Je les esquive pour me rabattre sur deux spécimens célibataires ; car oui, pas question de nuire à l'espèce.

En revenant avec mes deux proies, je remarque qu'une lueur s'élève dans la pénombre. La nuit est tombée. Je m'approche, découvre une comète. Encore. Je la récupère avec un sourire ravi. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire mais je ne vais sûrement pas attendre de le savoir pour les collectionner.

23.02

+ 1 Corbeau — 2 Poissons

- Encore une chasse réussie de la Bêta ! Quelle héroïne.

Je lève les yeux au ciel, la bouche pleine des deux poissons qui y pendent. J'ai déjà ramené un corbeau dans la matinée. Non, je n'ai pas le feu aux fesses. Je ne suis pas incapable de rester en place ; vous avez complètement tort. Avem aussi, d'ailleurs. Elle pouffe, me donne un coup d'épaule. Je lui mordille l'oreille pour qu'elle apprenne de ses bêtises. Loin d'être refroidie, mon amie lance une séance de jeux. Oui, nous sommes trop vieilles pour faire des choses pareilles ; non, je n'ai aucun remords.

24.02

+ 2 Lièvres.

Je me penche. Mon souffle frôle la pierre illuminée par les rayons pâles de la lune. Encore une. Je ne sais pas combien j'en ai ramené depuis que ces cailloux ont eu le malheur de chuter du ciel. Je ne suis pas non plus sûre de ce qu'un événement pareil peut vouloir dire. Quelques personnes parlent de la « fin du monde » ; il paraît que c'est un mauvais présage. Je veux bien les croire, hein, mais je n'ai pas l'impression que les choses aient changé depuis.

Je la ramasse sans empressement, prends quelques secondes pour l'observer de plus près — il faut dire que ces morceaux d'étoiles ont au moins une jolie couleur —, puis rentre au camp pour déposer mon butin avec les autres éclats rassemblés. Ouais. Je commence à en avoir quelques-uns. Bientôt, mes déplacements pousseront mes camarades à se questionner. Après tout, qui laboure le sol deux fois par semaine pour enterrer de simples os ? Personne. Mais passons. Je ne pense pas qu'ils se soucient de mes lubies bizarres.

Je m'organise pour rencontrer les personnes ayant besoin de mes lumières avant de retourner en chasse. Je ne vais pas me lancer sur les traces d'une grosse proie, aujourd'hui. Nos réserves sont bien pleines. Inutile d'affaiblir nos terres en les pillant si la faim ne se fait pas sentir. Je me contente donc de deux lièvres.

25.02

+ 1 Tétras — 1 Pingouin.

La mer gelée a ce pouvoir sur moi depuis que je suis arrivée : m'apaiser. Je viens abreuver mon âme en paix lorsque les jours sont à la peine ; en plus, ses berges sont désormais le témoin de l'un de mes souvenirs les plus précieux. J'ai revu ma mère. Ici-même. Je me rappelle de ses yeux, de ses lèvres, de ses pleurs. De mon père, aussi. Ce fantôme menaçant mais familier que j'ai aimé dès les premières heures.

Il m'arrive de revenir là seulement pour recroiser ses prunelles dissemblables au cours de mes réflexions. J'essaie de me remémorer chacune de ses paroles qui ont su, d'une manière ou d'une autre, amadouer ce cœur que je pensais lui avoir fermé. C'est ma mère, me direz-vous. Elle aura, je crois, ce pouvoir sur moi jusqu'à la dernière heure. J'ai vraiment envie de la revoir, vous savez. Et, paradoxalement, je crève d'envie de la fuir. De peur d'être blessée à nouveau, ou tentée de rompre avec ma vie d'aujourd'hui pour renouer avec celle de mon enfance.

Je soupire. Une colonie de pingouins me salue en passant. Ils ont l'air cocasse, à se dandiner péniblement sur la glace un peu fondue. Je m'approche d'eux en silence, un sourire sur les lèvres. Certains me lancent des cris alarmés, les ailes écartées comme pour courir plus rapidement. Les plus jeunes, eux, m'observent avec leurs yeux écarquillés. Je les accompagne un moment dans leurs déplacements bruyants, puis m'arrête à côté d'un petit couché sur le ventre. J'ai remarqué ses difficultés il y a quelques minutes, déjà. Je crois qu'il est malade. Ou, en tout cas, trop faible pour suivre le groupe. Les parents se soucient des autres mais pas de lui. Je le garde près de moi pour qu'il s'en aille paisiblement avant de le ramener au garde-manger. L'hiver boréal ne pardonne pas aux faibles.

En revenant dans la soirée, je découvre le corps glacé d'un tétras. De petits trous dans le cou de l'oiseau suggère qu'un prédateur (un renard polaire ou une fouine) lui a cherché des noises mais a abandonné la carcasse pour une raison ou pour une autre. Je la ramène pour ne pas gâcher la viande.

26.02

+ 2 Poissons.

- Diiiis.
- Mhhh ?

Opale pouffe. Son souffle ébouriffe les poils de mon cou. Elle s'est lovée là il y a des heures déjà. J'ai essayé de m'en débarrasser, vous savez ? Vraiment. Les enfants sont des sangsues. Elle m'a posé des dizaines de questions sur la chasse, sur mes responsabilités, sur Henael... Sur mon « gros bidon » aussi. Apparemment, j'ai l'air pleine comme un œuf. Opale a même jugé bon de me dire que j'avais le même ventre que la guérisseuse, Impera. Super sympa. Non pas que mon amie ait un cul monstrueux mais... Ben, elle a nourri un bébé dans ce ventre. Pas moi.

Je peux donc en conclure que je mange trop. Je ne suis pas sûre d'apprécier l'idée ; parce que, ouais, j'aurais moins froid à la mauvaise saison mais il n'y a pas de quoi être fière. Opale me donne un coup de museau sous l'oreille. Je lui lance un regard irrité mais me reconcentre quand même sur sa petite voix.

- Apprends-moi à pêcher !
- Je t'ai déjà appris à pêcher il y a deux semaines, Opale. Tu perds la boule.
- Apprends-moi encore alors. On s'en fout.
- Ton langage, sale gosse.
- S'il te plaîîîît !

Je soupire, faussement excédée. Je suis contente que les nouvelles générations apprécient les efforts physiques ; les avoir à nos côtés quand ils seront grands sera d'une aide précieuse. Ils pourront chasser pour nous, et nous profiter allègrement de la vieillesse ! Ou pas. Elle m'entraîne joyeusement vers la cascade. Elle a commencé son apprentissage comme sentinelle et, si j'en crois son mentor, s'en sort plutôt bien. C'est une élève attentive ; mais je l'ai déjà remarqué les quelques fois où j'ai eu l'occasion de lui apprendre des choses.

Je lui remontre les mouvements déjà enseignés quelques semaines plus tôt, la manière de se positionner, de respirer calmement pour ne pas stresser les poissons, l'effet de surprise, la façon de refermer ses crocs — sur quelles parties du corps — pour ne pas perdre son butin... Au final, on ramène deux saumons qu'on décide de déguster sur place.

27.02

+ 1 Renard.

La fin du mois se rapproche. Les jours passent, se succèdent. Je ne sais plus réellement quoi penser ; je pense que ces semaines-ci se sont bien déroulées. Nous n'avons pas souffert de la faim, ni du froid — ou si peu —, la môme de la guérisseuse est née. Même les anciens n'arrivent plus à trouver de nouveaux problèmes pour se plaindre. Je suis, par conséquent, une Bêta comblée. Ou presque.

Ouais. Presque parce que, si j'en crois les nourrices, un foutu renard rôde dans le camp. Je ne devrais pas avoir de peines à le trouver, normalement. Je suis une sentinelle ! Mais, bizarrement, le goupil m'échappe. Il me semble sentir son odeur mais je la perds au bout de quelques mètres. Au final, il me faut deux bonnes heures pour comprendre où est le problème : c'est un jeune renard qui s'est — vraisemblablement — lié « d'amitié » avec un petit Yuubae. Malheureusement, je ne peux pas l'épargner. Ses incartades dans le camp mettent en danger les plus petits, ce qui est inacceptable. J'attends que le louveteau sombre dans le sommeil pour m'occuper de son copain. Je lui expliquerai, à son réveil, que les parents renards sont venus chercher le jeune pour qu'ils déménagent dans un pays moins froid.