Récapitulatif des chasses

01.01 : 2 proies.
02.01 : 2 proies.
03.01 : 1 proie.
04.01 : 3 proies.
05.01 : Aucune proie.
07.01 : 1 proie.
08.01 : 1 proie.
09.01 : 3 proies.
10.01 : 2 proies.
11.01 : Aucune proie.
13.01 : 1 proie.

Allez, vas-y.
Elle n’a jamais mérité que tu sacrifies tes souvenirs.

Foutue Mère Nature. Plus Lied observait la course folle du soleil, moins son cœur ressentait. Ou alors si : des choses brutales. Elle rêvait de détruire, de déchirer, de se venger. De rendre à l’entité supérieure la monnaie de sa pièce. Pour cause : sa mère l’avait laissé pour le monde des rêves éternels.

Elle espérait au moins que les songes de la Gemme étaient paisibles. Qu’ils ne contenaient ni peur, ni haine, ni souffrance. Qu’elle n’y était pas seule, non plus. Oh, oui, surtout pas seule. Pas comme Lied qui errait.

Elle passait de plus en plus de temps à l’écart, repoussant ses congénères. Pour sa survie. Elle crèverait si un autre de ses proches partait. Elle en avait assez de douiller, de pleurer. Ses larmes, d’ailleurs, avaient cessé de couler. Soudainement, sans prévenir.

Elle s’était endormie en chialant quelques jours avant, puis, à son réveil, ses yeux n’avaient pas su recommencer. Comme s’ils s’étaient asséchés durant la nuit. Tant mieux. Elle pouvait hurler au-dedans mais rester indifférente au-dehors. Comme sa meilleure amie. Hélena avait une chance inouïe de ne plus rien ressentir, peu à peu désapée de ses émotions.

Lied, elle, devait s’en débarrasser. Comment ? En faisant du mal. Elle n’avait trouvé que ce moyen-là pour arriver à ses fins. Du coup, ses proies n’en étaient plus vraiment — la môme s’en nourrissait rarement. Elle les abandonnait aux charognards, ne donnait plus aucune importance à la « vie » précieuse telle que sa mère la décrivait.

Elle ne se gêna d’ailleurs pas pour le faire avec une hermine. Elle haïssait particulièrement ces petits animaux depuis la disparition de sa lumière ; la Gemme les adorait. Chacune de ces bestioles lui rappelait sa mère, sa peine. Aussi, Lied se faisait un devoir de les annihiler. Elle arracha la gorge à celle-ci mais ne sembla pas rassasiée pour autant. Son cœur avait encore mal.

Alors, la môme recommença à chercher. À fouiller. À retourner ciel et terre. Jusqu’à trouver un lièvre imprudent que ses crocs déchiquetèrent avec soin.

Allez, vas-y.
Elle vous a trahi, toi et tes souvenirs.

Si Lied n’avait pas cherché à rendre Mère Nature fière, sa sœur n’aurait pas disparu de ses souvenirs. Elle pourrait se rappeler son visage ou même seulement le fait que Chilali était née. Qu’elle avait vécu à ses côtés, même si le temps passé ensemble se comptait en semaines courtes.

Ouais, Chilali avait été éphémère. Même dans ses pensées. Cruellement. Aujourd’hui, personne ne se souvenait de sa jumelle — même pas Lied. Personne ne la pleurait. Personne ne la cherchait, n’essayait de faire revivre les heures écoulées côte à côte. Quel enfer.

Mère Nature lui avait tout volé, tout pris. Elle ne rendait pas justice à ses innombrables sacrifices ; Lied avait été jusqu’à oublier son propre prénom. Pendant des mois. Comme une inconnue laissée dans le monde réel, comme une espèce de fantôme de chair et de sang. Elle bouillait à l’intérieur. Elle souffrait au-dedans.

Elle était comme un volcan. Ses mouvements secs et saccadés le disaient, d’ailleurs. Ils donnaient une idée de ce qui pouvait se passer dans sa tête blême. Lied croisa un renard. Il mangeait des morceaux de l’hermine décapitée la veille. Pour une raison ou pour une autre, son âme se déchira. C’était comme s’il dévorait sa mère.

Lied se jeta sur lui en hurlant. Elle le poussa, le renversa, lui arracha vraiment la gorge. Sans hésiter. Elle relevait le visage pour respirer loin du sang mais repartait à l’assaut la seconde d’après. Bientôt, le renard se résuma à un bain d’hémoglobine, à des os cassés, à des tripes éparpillées. Elle réserva le même sort à un castor dans la soirée. Uniquement parce qu’il avait fait un peu de bruit.

Allez, vas-y.
C’est presque terminé.

« Quand ? »
« Oh, s’il vous plaît. Libérez-moi. »
« Quel Enfer. »

Les larmes roulaient sur ses joues, créant des sillons pâles. Sa bouche en était envahie. Elles déposaient leur goût salé sur ses papilles rougies par le sang d’un moineau. Elle l’avait trouvé là, brisé en mille morceaux sur le sol. Il avait glissé du nid ou avait été poussé, personne ne savait. Même pas Lied.

Les pleurs avaient recommencé. Sa symphonie du désespoir résonnait à nouveau dans la forêt du crépuscule. Elle était déchirée au-dedans comme au-dehors. Son poil souillé, trempé de poussière et d’eau rouge, était collant. Un peu poisseux aussi. Elle s’en foutait, cependant. Elle ne voulait plaire à personne.

Même pas à elle-même. Pourquoi faire ? Elle se haïssait. Elle se dégoûtait pour la peine infligée aux autres par sa faute. Elle n’aspirait plus qu’à une chose : la libération. Que quelqu’un l’achève.

Allez, vas-y.
Oublie.

Oh, oui. Elle n’y avait pas pensé avant, Lied. Elle pouvait effacer ses souvenirs. Tous ses souvenirs. Elle pouvait laisser sa mère rejoindre Chilali dans le monde des proches oubliés ; ces personnes sur qui Mère Nature l’avait forcé à tirer un trait. Elle pourrait zapper les autres, aussi.

Hélena, Impera, Henael, Tatchanka, son père. Tous effacés. Tous délaissés. Oh, oui. L’idée était rassurante. Malheureusement, sauter le pas était difficile. Elle aimait ses souvenirs. Elle avait peur de ne plus se rappeler de ces yeux, là, d’un bleu limpide. Elle était la seule à pouvoir parler de sa mère. Son père avait passé trop peu de temps à ses côtés en comparaison.

Pour se débarrasser de ses doutes, la môme recommença son œuvre macabre. Ses proies étaient devenues sa toile, sa manière de peindre la douleur. Elle s’occupa d’une biche en la chassant « normalement », dévora les premières chairs, puis passa à une buse. De la buse — complètement intacte —, Lied passa à nouveau à un poisson.

Allez, vas-y.
Laisse-toi recouvrir.

Par le silence, par la neige. Lied s'était couchée sous le ciel en apercevant les premiers flocons. Ils sombraient en dansant, insouciants comme des mômes nouveaux-nés. Presque insolents, en réalité. Elle avait les yeux quasiment fermés, luttant contre le sommeil qui venait. Il allait, venait sur son corps délicat.

Lied se sentait faiblir doucement. Un peu plus chaque jour, un peu plus chaque soir. Il y avait comme un poids pesant sur son cœur. Ses épaules ployaient à la moindre larme. Elle avait perdu l'essentiel de ses cils — ses paupières demeuraient donc souvent collées, la faute aux pleurs dont personne ne la débarrassait plus.

Elle se déplaçait en semant la mort dans son sillage, rêvant sûrement de la sienne qui ne venait pas. La Faucheuse semblait la fuir. Pourtant, Lied n'était plus très loin de l'extrême maigreur. Elle ne se nourrissait pas suffisamment pour la saison. Elle chassait énormément mais ne se restaurait pas sur les carcasses. Elle les abandonnait seulement pour les oiseaux ou les charognards.

Néanmoins, Lied décida de ne rien faire pour ce jour-là. Elle demeura allongée dans la poudreuse, savourant la caresse gelée des flocons qui venaient s'accumuler sur sa fourrure. Bientôt, son blanc se mélangea aux environs. Il n'y avait plus rien pour la différencier. Elle soupira en fermant les yeux. Elle se sentait si lasse.

Allez, vas-y.
Sans jamais se retourner.

Lied poussa un hurlement à peine audible. Ses yeux avaient du mal à se rouvrir. Les paupières collées par un fluide épais, la môme souffrait plus que jamais de la mauvaise saison. Elle avait eu la bêtise de s'endormir sous les flocons. Le froid avait peu à peu pénétré son corps durant des heures, engourdissant ses membres. Même ses sens peinaient à sortir de la langueur. Elle n'entendait qu'un sifflement persistant, ne sentait que le parfum de son propre sang qui coulait le long de sa mâchoire...

Elle allait mourir. Rapidement, d'ailleurs, si son corps ne parvenait pas à se réchauffer. La môme chercha à ramper. Elle savait vaguement dans quel coin son repaire se trouvait. Elle poussa désespérément sur ses jambes pour rejoindre son salut. Elle voulait disparaître, bien sûr, mais sa nature de loup — viscérale — l'empêchait d'aller jusqu'au bout.

Une fois dissimulée dans l’entrelacs de racines qui lui servait de « maison », Lied recommença à respirer normalement. Son corps tremblait violemment. Ses lèvres laissaient échapper des filets d'eau rouge. Pour cause, ses lèvres avaient gercé puis craquelé durant la nuit. Elle avait mal au cœur de son âme.

Les heures filèrent, des heures durant lesquelles la môme sombra dans un sommeil sans rêve avant de se réveiller. Les épisodes s'enchaînèrent. Encore, encore. Quand Lied retrouva un semblant de conscience, le soleil pâle avait laissé sa place à la nuit. Des vermines recouvraient son dos, à commencer par une souris. Les charognards devaient être attirés par les effluves de sang qui se dégageaient de sa fourrure. Le petit rongeur mordilla son cou. Piquée au vif, la môme s'ébroua vigoureusement. Ses mâchoires se refermèrent ensuite sur les os fragiles qui craquèrent comme du bois sec.

Allez, vas-y.
C'est pour le mieux.

Lied soupira. Le ciel n'était plus que grisaille. Les nuages avaient encombré le ciel durant la nuit, dissimulant les astres sous une épaisse couche sombre. La journée semblait bien lancée pour rester dans la continuité. Elle n'avait aucune envie de sortir de sa planque.

Elle demeura sous les racines pendant plus d'une heure. Elle divaguait doucement, se remémorant des soirées passées aux côtés de sa mère. Elle avait l'impression que son visage s'évaporait, que le bleu de ses yeux perdait ses jolies nuances. Elle se souvenait du son de sa voix — quoi qu'un peu déformé —, de la mélancolie dans ses sourires. Lied aurait dû la voir plus vite, sa douleur. Elle aurait peut-être pu la sauver.

Au bout d'un moment, néanmoins, la faim commença à la harceler. Son ventre était serré. Un nœud alourdissait son bide. Elle s'extirpa de son repaire en rampant, puis avança prudemment dans le bois. Elle laissait ses sens balayer les alentours pour se donner une idée des animaux qui vivaient à proximité. Elle se lança sur les talons d'un phacochère, surprise de sa chance. D'ailleurs, Mère Nature devait être de son côté puisque la proie avait été affaiblie par les jeûnes récurrents.

Allez, vas-y.
C'est presque terminé.

Ouais... Ou pas. Lied n'y croyait plus, à ces paroles-là. Elle soupçonnait sa souffrance d'être une espèce de maladie incurable. Elle ne serait plus jamais heureuse, plus jamais apaisée. Elle continuerait à avoir mal. À jamais.

Elle soupira, les lèvres encore trouées. Elle n'espérait même plus guérir de ses gerçures. Elle n'arriverait pas à bout de ses blessures de « guerre » contre l'hiver. Elle s'étira, laissant de petites empreintes dans la poudreuse fraîche.

Ses prunelles glissèrent sur un cercle carminé au milieu du blanc. Elle songea une seconde à son propre sang mais réalisa qu'il ne pouvait pas venir de sa bouche, il était loin. D'autres ronds se découpaient dans la mer solide. Elle avança en les suivant, pour finir nez à nez avec deux jeunes busards couchés dans la poudreuse. Elle plissa le front, sans comprendre. Elle remarqua que leurs ailes formaient des arcs bizarres. Elles avaient été brisées. Désireuse de se nourrir, la môme dévora le premier mais garda le second pour plus tard.

Quelques heures après, Lied découvrait également un daim grièvement blessé. Elle le regarda agoniser doucement sans lever le petit doigt pour l'aider. Pourquoi faire, après tout ?

Allez, vas-y.
Ça ne vaut pas la peine de respirer.

Non, vraiment pas. Les jours devenaient de plus en plus lourds. La vie avait la saveur de la douleur, du sang. Le goût de la peur, du désarroi. Lied soupira. Des perles salées coulaient sur ses joues. Cela ferait bientôt une lune que sa mère avait quitté ce monde. Un mois… Autant dire une éternité. Elle avait les lèvres pincées dans une moue dure.

Elle essayait de se nourrir, de survivre. Sans succès. Elle n’avait plus l’envie de rien. Elle se lova contre les grosses racines glacées de son refuge. Elle savait qu’il lui faudrait changer de planque sous peu mais l’envie manquait. Elle souffrait d’avance à l’idée de reprendre la route.

Pour ne plus penser à rien, Lied recommença à se mettre en quête de proies. Non pas pour manger mais pour se vider de ses inquiétudes. Elle se contenta d’abord d’un gros blaireau puis d’un lapin.

Allez, vas-y.
Une seconde de plus.

Un souffle supplémentaire. Un autre soupir. Son cœur, jouant une balade au rythme lancinant, frappait doucement aux portes de ses côtes. Une, deux. Le tempo était lent. Une, deux. Presque trop pénétrant. Elle soupirait entre deux pas de danse. Elle espérait que la ritournelle s'achève — ou qu'elle reprenne, impossible à dire ce qu'il se passait dans son âme —, que son calvaire prenne fin.

Mais, bizarrement, sa nature l'empêchait de se donner la mort. Elle ne pouvait pas. Son corps entier y était farouchement opposé, se débattant lorsque la môme se glissait dans les eaux gelées des rivières. Il donnait des crocs face aux prédateurs, comme si ses mâchoires avaient une volonté propre. Elle n'était plus maîtresse de sa propre peau, Lied.

Elle y était prisonnière, aussi. Malheureuse et coincée là-dedans, dans ce carcan trop étroit.

Allez, vas-y.
Allez, assassine-le. Ce foutu soleil.

Il brillait trop fort pour elle. Il en était blessant. Il en était énervant ; à ne jamais faillir, à se lever incessamment. Comme s'il était immuable, comme s'il ne pouvait pas chuter. Elle pensait la même chose de sa mère, mais Mère Nature s'était chargée de lui prouver le contraire. Peut-être qu'il arriverait pareil au soleil.

Ou pas. Elle leva les yeux vers l'éther, les mâchoires resserrées sur une carcasse froide. Il s'agissait d'un renard, brutalisé sans état d'âme. Elle n'en avait plus vraiment pour les autres, en réalité. Il n'y avait plus que sa propre vie, désormais.