« Menteuse »

Ouais. Elle en est consciente. Elle est au courant. Elle ment à quiconque peut l'entendre ; il n'y a bien que les sourds qui soient immunisés naturellement. Ce n'est pas vraiment sa faute. Ce n'est pas réellement par méchanceté, par malveillance ; c'est plutôt pour se protéger. De quoi ? D'eux.
Elle ne les a jamais vu mais d'après sa mère, il vaut mieux. Il faut se méfier des mercenaires aussi. Non, ce n'est pas ça que « Maman » a murmuré ce matin encore.
« Il faut se méfier de tout le monde » ; voilà, elle se rappelle maintenant. C'est ce que « Maman » répète sans arrêt. Toujours avoir des doutes, toujours poser des questions qui fâchent ; ceux qui s'emmêlent les pinceaux sont des menteurs, sont des menaces. Il faut les fuir.

Aujourd'hui, Lied en a assez de mentir. Pour ne pas mentir, il ne faut pas parler — donc rester seule parce que les autres l'obligent à ouvrir la bouche. Elle n'est pas du genre à rester muette devant du monde, Lied. Elle, volubile ? Ouais. Un peu.
Elle s'est éloignée de la tanière où elles vivent depuis une semaine. Son objectif ? Se remplir la panse, ramener des proies à sa mère et piquer un somme sous le soleil. Tout un programme.

Elle aimerait dire que la chasse la connaît, mais ce serait mentir. Cela dit, pour une menteuse patentée… Non, pour une fois, Lied va dire la vérité : Elle est nulle à la chasse. Sa mère n'a jamais été une experte. Pour cause, elle a été formée pour l'espionnage.
« La chasse c'est pour les nazes » a râlé la grande louve blanche un soir. Lied espère que son pouvoir ne gommera jamais ce souvenir-là. Elle n'a plus jamais revu pareille expression sur le visage de sa mère après cela.

Ouais. Il y a quelques bribes de son passé auxquelles la môme est attachée. Comme pour illustrer sa nullité, un gros rongeur la dépasse, lui lance un regard et disparaît. La scène n'a duré qu'une poignée de secondes mais c'est assez pour arracher un hurlement rageur à la jeune femelle.

Elle a le goût de l'échec sur le bout de la langue. Ses cils papillonnent, chassant les mouches noires qui dansent devant ses grands yeux clairs. Le rat s'est barré. Comme ça, sans prévenir. Lied couche les oreilles en arrière ; ses crocs se découvrent, lames blanches sous la lumière du jour. Le soleil brûle sa nuque. Il a atteint son zénith. La môme pousse finalement un soupir après de longues minutes de contemplation — sans doute dans l'espoir que l'animal revienne — puis reprend le chemin vers la tanière.

En chemin, Lied laisse ses sens sonder les environs. Il n'est jamais trop tard pour trouver quelque chose de bon à ramener à sa mère. Les secondes glissent sur elle. Elles s'accumulent gentiment, ses pas sont discrets. Elle marche doucement, les oreilles dressées. Celles-là pivotent brusquement sur la gauche. Un bruit. Un minuscule grattement. L'adolescente se recroqueville, le ventre presque à terre pour avancer prudemment vers la proie. Dieu merci, le vent vient vers elle, pas l'inverse. La cible ne percevra donc pas son odeur.
Le voilà qui est en vue. Un lièvre. Un gros mâle assez gras.

La môme se coule dans son sillage avant de sauter dessus de toutes ses forces. Ses crocs se referment sur la chair molle du cou, secouent le petit corps de gauche à droite jusqu'à entendre le craquement caractéristique de la nuque brisée. Contente, Lied offre son butin à sa mère quelques minutes plus tard.

La chasse de la veille ayant été prolifique, Lied se décide à recommencer. Malheureusement, malgré des heures de recherches, les lièvres semblent s'être passés le mot ; ils se cachent soigneusement. Elle a bien trouvé quelques terriers mais ils se sont révélés vides. Les odeurs ténues — presque inexistantes — annoncent les couleurs : ils sont partis depuis un moment. La môme aux larmes n'a donc plus qu'à changer de proies.
Une idée naît dans son crâne en admirant l'eau briller. « Les poissons ! » ; même s'ils sont agiles, ils ont sûrement bon goût. En plus, diversifier son régime alimentaire ne peut pas lui faire de mal.

La rivière ronronne à ses pieds. Lied observe la surface qui bouge doucement. Les poissons filent comme des étoiles déchues ; des dizaines de petits éclairs d'argent vrillent son champ de vision. Elle ne se laisse pas décontenancer par leur rapidité. Elle s'habitue à leur rythme en les regardant pendant des heures. Après plusieurs tentatives vaines, Lied parvient à récupérer un petit poisson clair. Enfin ! Elle mord timidement dans la proie et s'étonne de sa saveur particulière.

Septembre

Elle revient souvent ici. Pourquoi ? Pourquoi pas ? Peut-être parce que ses premières vraies chasses ont eu lieu dans le coin. Sans doute. Elle a l'impression que les environs lui portent bonheur. Elle pourrait essayer là-bas, à l'Ouest, avec sa nouvelle copine. Mais ce ne serait plus pareil. Ce ne serait plus ses chasses secrètes. Ça deviendrait quelque chose de concret. Elle ne pourrait plus se promener, jouer, se déconcentrer.
Ouais. Les chasses en solitaire, c'est mieux.

Menteuse.

Ouais…
Être seule, c'est douloureux. Après le bourdonnement des conversations, s'éloigner la balance dans une espèce de mélancolie. Elle peut penser, se souvenir, être dérangée par ses mensonges. Elle soupire. La marche est pénible aussi. C'est loin. Mais c'est mieux. Être là, au même endroit, peut générer quelques problèmes.

Elle est si profondément aspirée par ses songes que Lied n'écoute pas. Pas vraiment. Elle entend bien le pépiement lointain des oiseaux, le murmure délicat de certaines bestioles infernales ; mais les animaux ne ressemblent pas à des proies. Plutôt à un brouhaha de fond. Elle a les yeux qui sondent le vide sans trouver autre chose que l'air. Non, vraiment, son âme de chasseresse est planquée. Soigneusement.

Comme pour le prouver, un jeune oiseau essaie de prendre son envol. Il chute cependant sous les prunelles de la môme aux yeux pâles. Elle s'immobilise, regarde le petit être qui râle nerveusement en jetant des œillades autour de lui. Elle s'approche, toujours pas convaincue par l'impératif de tuer dès que l'occasion se présente. Il panique, réactive les muscles de ses ailes. En quelques brassées, voilà qu'il disparaît.

Lied bâille. L'oiseau s'est barré depuis des heures. Elle s'est retrouvée seule après ; seule avec ses pensées. Mais elle ne leur a pas accordé beaucoup de temps pour s'évader. Elle n'est pas là pour ça. Elle reprend le chemin de la chasse en laissant ses sens se répandre. Ils cognent contre les obstacles, renvoyant une image précise des proies qui sont passées par là : des rongeurs, des oiseaux, de plus gros animaux.
Elle repousse les odeurs les moins susceptibles de l'intéresser. Elle est trop jeune pour s'attaquer aux bestioles imposantes ou dangereuses. Elle se concentre donc sur les parfums de petites créatures. Elle ne met qu'une douzaine de minutes pour débusquer un petit lièvre pas gras pour un sou. Elle l'achève respectueusement, puis le place de côté pour le ramener plus tard à ses proches.

Le lièvre enterré soigneusement, la môme reprend la chasse. Elle commence à prendre le pli, même si seul son odorat l'aide vraiment à subvenir aux besoins de sa famille. Elle utilise peu la vue, trop trompeuse à son goût ; l'ouïe légèrement plus mais ses perceptions sont rapidement brouillées par la sur-abondance de bruits environnants.
Ses muscles sont encore chauds de la course contre le lièvre. L'odeur persistante d'une fouine l'encourage à marcher sur ses pas. Elle se glisse vers un fourré ; Lied dégote enfin le petit animal occupé à grignoter un rongeur minuscule. Elle se jette agilement dessus, le coince entre ses mâchoires.

Elle a ramené ses jolies proies de la veille à sa mère. Celle-ci a révélé ses crocs dans un magnifique sourire coloré par la douceur de sa fierté. Lied en a été gonflée d'orgueil ; si bien que la voilà sur le chemin à l'aube. Elle va réussir à nourrir sa famille à elle seule. Il le faut. Pour que sa mère n'est plus à se soucier de rien, pour que l'épuisement déserte son beau visage.
Malheureusement, ses muscles mal échauffés lui valent de rater sa première proie. L'écureuil, sitôt débusqué de son arbre, s'est échappé vaillamment en lui filant entre les pattes. Autant dire que la môme n'est pas franchement ravie. Elle ne se décourage cependant pas.

La journée se révèle décevante pour la môme aux yeux clairs. Elle a déjà échoué une fois, la seconde tentative se solde également par un raté exceptionnel. Lied s'arrête à bout de souffle, le cœur au bord des lèvres et les yeux qui brûlent. Ses papilles souffrent de la salive qui s'accumule dans sa gueule alors qu'elle essaie de respirer convenablement. Elle est épuisée. La course contre ce renard a prouvé une chose que l'adolescente savait déjà : ses compétences ne sont pas bien élevées pour le moment.
Elle soupire. Ses muscles tremblent, bandés à l'excès. Son corps ne peut pas tenir davantage. Elle se cherche donc un coin d'ombre sous un arbre pour se reposer. Mauvaise idée de se coucher sans s'étirer. Demain, les courbatures lui couperont toute envie de bouger.

Hier, Lied a vu sa nuit troublée par des cauchemars. Ils se sont amoncelés sur sa peau rendue moite par les perles salées de ses larmes, de sa sueur. Elle n'a trouvé personne en ouvrant les yeux. Sa mère avait plié bagage depuis un moment déjà ; probablement pour chasser, hein. Ou alors pour voir quelqu'un dans le secret.
Elles ne se disent pas tout. C'est naturel. Pourtant, ces heures-là passées seule lui ont donné une envie spéciale : chercher Hélena. Hélena peut comprendre ses peurs. Elle en est convaincue. Elle veut lui parler de ses craintes, de ses rêves où les fantômes parviennent à les retrouver. Elle voit sa mère se noyer dans son sang dans l'obscurité.

Malheureusement, les habitudes ont la dent dure. Lied sait qu'il ne faut pas parler. Même pas un peu. Les autres seraient capables d'utiliser les quelques connaissances à leur sujet pour nuire. Alors, il a fallu freiner ses ardeurs. Elle a été obligée de penser à autre chose. C'est pour se calmer, donc, que la môme s'est mise en route pour le Nord avant l'aube. Maintenant que le soleil se lève, elle hume longuement les environs à la recherche d'une proie. Son ventre gargouille. Elle a le bide dans les talons. Elle presse l'allure, sûre d'avoir dégoté le parfum d'un inconnu. Un animal mais différent du loup.
Elle débarque prudemment au bord d'un petit étang. Des oiseaux nagent paresseusement à la surface, la tête penchée pour apercevoir les poissons. Une véritable aubaine pour la môme en embuscade. Elle se jette dans l'eau sur l'oiseau le plus proche.
Victoire.

Le canard en gueule, Lied regagne les berges plus ou moins embouées. La matière sombre englue son pelage, se rajoutant à l'eau qui y coule déjà. Elle attend d'avoir atteint une zone solide pour poser son trophée puis s'ébroue vaillamment. Rien à faire. Son poils est souillé. Les autres volatiles, effrayés ou courroucés, en profitent pour se faire la malle. L'un des leurs est tombé mais cela ne paraît pas leur donner des envies de vengeance. Heureusement. Parce que seule contre cinq canards en colère, la môme est sûre de perdre.
Tant pis. Elle se couche dans un coin avec son butin, commence d'abord par le manger soigneusement en faisant le moins de gâchis possible, avant de nettoyer longuement sa pelisse crasseuse. Ce qu'elle peut détester la boue !

Ses poils sont enfin propres. Les salissures se sont révélées plus coriaces que prévu ; pour cause, Lied — en pensant se débarrasser définitivement de la crasse — s'est glissée dans l'eau. La boue a effectivement souillé l'eau claire mais il a fallu ressortir à un moment. Sortir par les berges sales. Retour au point de départ, donc.
Deux heures se sont écoulées. La môme est de nouveau prête à bouger. Elle inspire profondément pour laisser ses poumons s'imprégner des effluves ; mousse, boue, herbe humide, feuilles brûlées, etc… Et, sous le ravissant ensemble, une proie. Elle cherche un nom à mettre sur le parfum. Ses oreilles frémissent sous la caresse du vent. Renard. Encore ces vilaines bêtes contre lesquelles Lied perd toujours. Décidée à prendre sa revanche, la jeune louve se glisse dans la direction concernée. Elle trouve la tanière du goupil mais remarque qu'elle est vide. L'animal n'est pas parti depuis longtemps. Pourtant, sous les odeurs du fauve, Lied relève celle du sang. Elle pénètre donc dans la galerie étriquée pour en ressortir avec un lièvre fraîchement tué.